Éliane Houlette est venue armée sur l’île de la Cité. Armée de chiffres, d’exemples, d’objectifs à atteindre. Nous sommes le 23 janvier 2017, jour de l’audience solennelle de rentrée au tribunal de grande instance de Paris. La procureure, vêtue de la robe rouge et noire, prend la parole devant le garde des Sceaux d’alors, Jean-Jacques Urvoas, et un parterre de magistrats. Elle se félicite des résultats obtenus en à peine trois ans d’existence par le Parquet national financier (PNF) qu’elle dirige, voué à combattre la délinquance en col blanc et la corruption. Peines de prison ferme, confiscation de biens, inéligibilité, « ces sanctions sont la juste mesure de la transgression du pacte social » martèle celle qui est parfois surnommée « super-procureure ». « Le Parquet national financier poursuivra dans cette voie », promet la magistrate.
Éliane Houlette ne le sait pas encore, mais deux jours plus tard, Le Canard enchaîné va dégoupiller son premier article sur l’affaire Fillon et l’obliger, en pleine campagne, à ouvrir une enquête préliminaire puis une information judiciaire sur un candidat à la présidentielle. En retour, François Fillon et ses avocats s’attaquent frontalement au PNF, comme les hommes politiques inquiétés le faisaient autrefois avec les juges d’instruction qui leur cherchaient des noises – Eva Joly, Philippe Courroye ou Renaud Van Ruymbeke. Depuis, des juges d’instruction ont récupéré l’enquête et cherchent à savoir si, pour reprendre la formule d’Éliane Houlette, l’ancien Premier ministre a transgressé le pacte social. En quête d’une probité peut-être illusoire, les magistrats se heurtent à l’idée bien française que les affaires financières, impliquant des responsables politiques ou des entreprises de premier plan, seraient un mal nécessaire. C’est ici que Les Jours vont s’installer ces prochains mois, au cœur de la justice financière et de la lutte anticorruption.
Mais d’abord un point de vocabulaire pour ne pas confondre « pôle financier » et « Parquet national financier », ce désormais fameux PNF. Le premier est un immeuble qui contient le second. Au pôle financier, rue des Italiens, dans le IXe arrondissement de Paris, plusieurs types de magistrats cohabitent : les juges d’instruction, statutairement indépendants et chargés d’enquêter « à charge et à décharge ». Et les magistrats du parquet, ceux qui, selon la formule consacrée d’un grand professeur de droit, « accusent pour défendre les intérêts de la société ». Parmi ceux-ci, l’équipe du Parquet national financier, dirigée par Éliane Houlette, est composée de dix-huit magistrats accompagnés de leurs greffiers, de quatre assistants spécialisés et de dix fonctionnaires. Ce parquet rendu célèbre par François Fillon.
L’immeuble donc – un ancien siège du journal Le Monde – n’a été inauguré qu’en 1999, par la ministre de la Justice Élisabeth Guigou. Après une décennie d’affaires (Urba, HLM de Paris…), la majorité socialiste de Lionel Jospin affiche sa bonne volonté, accorde aux magistrats de l’autonomie, y compris géographique, des compétences étendues… Tout en mégotant sur les moyens de l’autre main, mais nous y reviendrons. La section financière du parquet de Paris et les juges d’instruction spécialisés s’installent. Dans un livre consacré au pôle financier, le journaliste Éric Decouty décrit les lieux à l’ouverture : « Moquette verte, murs écrus, salles de réunion, salle de détente avec vue sur les toits de l’Opéra, bureaux individuels d’une vingtaine de mètres carrés agrémentés d’un “arrière-cabinet” pour les juges d’instruction et, évidemment, ordinateurs flambant neufs. Le pôle financier, qui s’ouvre sur un vaste hall décoré de marbre, a de quoi faire des jaloux chez les magistrats demeurés en place dans le magnifique mais exigu et vétuste palais. » C’est rue des Italiens que sont instruites les grandes « affaires » des années 2000. Elf, la Mnef, le financement du RPR et du Parti communiste, les voyages privés de la famille Chirac, les frégates de Taïwan, Clearstream… Une sacrée période.
Le pôle financier devra quitter son fief en mai 2018, pour rejoindre le nouveau palais de justice des Batignolles. Au fil des années, les équilibres bougent. Les pouvoirs du parquet s’accroissent et les juges d’instruction perdent du terrain, y compris en matière financière. Le PNF est au centre du dispositif actuel, né de l’affaire Cahuzac. « Le meilleur ministre des Finances qu’on ait eu », ironise un enquêteur de la douane judiciaire : son affaire a remis la fraude fiscale au goût du jour et entraîné une refonte du système répressif. Une semaine après les aveux du ministre, en avril 2013, François Hollande annonce une série de mesures pour « moraliser la vie publique », dont « la création d’un parquet financier, c’est-à-dire d’un procureur spécialisé, avec une compétence nationale, qui pourra agir sur les affaires de corruption et de grandes fraudes fiscales ».
Créé par la loi du 6 décembre 2013, le PNF entre en activité le 1er février 2014. Éliane Houlette le dirige depuis son origine. 75 % des affaires qu’il traite le sont sous la forme d’enquêtes préliminaires, c’est-à-dire sans désigner de juge d’instruction, dans l’idée d’aller plus vite et de taper plus fort. C’est le cas – en tout cas pour l’instant – de l’enquête sur les emplois familiaux de Michel Mercier, comme de celles sur l’éventuelle fraude fiscale de Google, les « Panama papers » ou la vente de sous-marins Scorpène au Brésil. D’autres dossiers, tout aussi médiatiques, ont été confiés à des juges du pôle même si le PNF continue à y jouer un rôle : Fillon, Balkany, Business France ou le Kazakhgate.
Les attributions du PNF, définies par Christiane Taubira dans une circulaire du 31 janvier 2014, sont larges. Il est chargé de lutter « contre toutes les formes de fraude et d’atteintes à la probité », au nom d’un « enjeu de souveraineté et de redressement des comptes publics ». En pratique, le PNF peut se saisir des enquêtes financières les plus compliquées et sensibles, soit de sa propre initiative (par exemple après des révélations dans la presse, comme l’affaire Fillon ou les « Football Leaks »), soit à la suite de signalements adressés par différents organismes (dont la Haute autorité pour la transparence de la vie publique, Tracfin, la Cour des comptes), soit – dans la moitié des cas – en reprenant des enquêtes ouvertes par d’autres parquets sur le territoire français, de Nice à La Réunion. À sa création, le PNF s’est ainsi saisi de plusieurs affaires auparavant traitées par la section financière du parquet de Paris : l’emblématique affaire Cahuzac, mais aussi les sondages de l’Élysée, les soupçons de financement libyen de la campagne de 2007, tous les dossiers d’arnaque à la taxe carbone… Tandis que Paris conservait les enquêtes sur Boris Boillon, Bernard Tapie ou le volet financier de Karachi.
Comment choisit-il ses dossiers ? Outre les délits boursiers, qui relèvent de sa compétence exclusive, la circulaire envisage plusieurs cas de figure. Le PNF est tout indiqué pour les enquêtes à « retentissement national ou international », impliquant des personnalités du monde politique ou économique « exerçant des responsabilités de haut niveau » et lorsque la « complexité des montages financiers » ou des « circuits de blanchiment » le justifient. Avec 423 affaires en cours au mois de juin dernier, le PNF s’occupe aussi bien du financement des campagnes électorales que du sport de haut niveau, en passant par tous types de marchés publics litigieux. Malgré des noms de délits peu lisibles – corruption active ou passive, trafic d’influence, favoritisme, détournement de fonds publics, blanchiment –, les schémas se ressemblent souvent d’une affaire à l’autre.
Pour mener à bien sa mission, le PNF travaille avec des services spécialisés. Dès le prochain épisode, nous croiserons ces enquêteurs de police judiciaire, souvent handicapés par le manque de moyens et une certaine crise des vocations. Deux maux qui touchent aussi les magistrats financiers de toute la France, tandis que le PNF est mieux loti que la moyenne.
Si « la légitimité du procureur financier national n’est plus contestée », soulignent deux députés dans un rapport rendu public en février, Éliane Houlette leur a rappelé que « [son] intégration judiciaire n’est pas allée de soi ». La presse a largement commenté, en 2014, les réticences du monde judiciaire, contraint de céder des dossiers au Parquet national financier. Lors de l’audience d’installation d’Éliane Houlette, le 3 mars 2014, le procureur général de Paris, François Falletti, marche sur des œufs. C’est lui qui est chargé de trancher d’éventuels conflits de compétence. « La juridiction parisienne va devoir s’habituer à travailler dans une organisation originale laissant la place à deux procureurs de la République », déclare-t-il alors. Le procureur général se veut néanmoins « confiant dans l’avenir de cette nouvelle structure » comme dans sa « montée en puissance progressive ». Elle s’est avérée plutôt rapide. L’an dernier, 53 personnes ont été jugées dans des affaires poursuivies par le PNF. La 32e chambre du tribunal correctionnel de Paris, créée pour répondre à ses besoins, ne désemplit pas.
Le PNF assume sa politique : il est favorable à des peines d’inéligibilité pour les responsables politiques malhonnêtes, et à la prison dans les affaires de fraude fiscale. Avant d’en arriver là, il faut cependant réussir à la démontrer. Devant les députés, Éliane Houlette a reconnu l’ampleur du défi. « La fraude fiscale a énormément évolué avec la mondialisation et la révolution numérique. Autrefois, il suffisait d’ouvrir un compte numéroté en Suisse dont on était le seul titulaire sous-jacent ; aujourd’hui, on passe par des sociétés offshore dans plusieurs pays, en s’appuyant sur des moyens technologiques très sophistiqués. » Une bonne coopération internationale est indispensable mais pas toujours aisée. En 2016, plus d’un tiers des États sollicités par le PNF n’ont tout simplement pas répondu à ses demandes d’entraide pénale. D’autres rechignent de manière moins visible, font traîner, répondent à côté.
La collégialité est une règle d’or. […] Elle protège, d’autant plus avec les dossiers médiatiques, et évite l’ultra-personnalisation. Il faut éviter qu’une information judiciaire ne repose que sur une personne, qui peut partir en vacances ou changer de poste.
Au pôle financier, dans les bureaux voisins du Parquet national financier, les juges d’instruction sont dix-huit. Une moitié est chargée de la « délinquance astucieuse » (principalement des escroqueries), l’autre des prestigieuses affaires du « grand financier ». C’est là que travaillent les plus connus, ceux qui font perdre leurs nerfs aux responsables politiques, trembler certaines banques et grandes entreprises. À deux ans de la retraite, Renaud Van Ruymbeke, en poste depuis 2000, est leur doyen depuis cet été et deux départs d’importance. Roger Le Loire et Guillaume Daieff, juges d’instruction expérimentés aux bureaux remplis d’affaires sensibles, ont quitté Paris pour Nanterre. Restent Claire Thépaut et Patricia Simon – les « deux dames » raillées par Nicolas Sarkozy après sa mise en examen en juillet 2014 –, les réputés Serge Tournaire et Aude Buresi, ainsi que d’autres magistrats un peu plus récents dans le métier, dont les noms sont pour l’instant moins connus.
Chaque juge d’instruction du pôle dispose d’un portefeuille de vingt à trente informations judiciaires, voire cinquante à soixante pour la « délinquance astucieuse ». Mais l’image d’Épinal du juge solitaire, avec son fidèle greffier comme seul allié, a vécu. Dans le film L’Ivresse du pouvoir, Isabelle Huppert incarnait une Eva Joly roulant seule son rocher face à l’adversité d’un monde corrompu. Aujourd’hui, explique-t-on à la présidence du tribunal de Paris, « la collégialité est une règle d’or ». « Elle protège, d’autant plus avec les dossiers médiatiques, et évite l’ultra-personnalisation. Il faut éviter qu’une information judiciaire ne repose que sur une personne, qui peut partir en vacances ou changer de poste. »
La collégialité a beau protéger, elle n’empêche pas les conflits. Il y a toujours eu des magistrats qui se faisaient la tête, rue des Italiens. Un épisode de l’affaire Bygmalion l’a rappelé en février dernier. Au moment de rendre leur ordonnance finale, celle qui renvoie les quatorze mis en examen – dont Nicolas Sarkozy – devant le tribunal, Serge Tournaire et Renaud Van Ruymbeke n’ont pas réussi à se mettre d’accord. À vrai dire, « ces deux messieurs » ne s’adressent pas tellement la parole. Seul le premier a apposé sa signature sur le document, boudé par le second. Cette divergence a ouvert un boulevard aux avocats des mis en examen, qui ont tout intérêt à gagner du temps en multipliant les recours. En matière financière, c’est même une stratégie éprouvée pour gagner la guerre.
Mis à jour le 25 septembre 2017 à 10 heures. Depuis le 1er septembre, le parquet national financier compte dix-huit magistrats, contre quinze précédemment.