Dans la série The Wire (Sur écoute en français), une fiction très documentée consacrée au trafic de drogues à Baltimore, Lester Freamon est un vieux flic flegmatique passionné par les circuits de blanchiment. Il y réfléchit en fabriquant des meubles en bois miniatures, assis à son bureau. Même si ses collègues sont de bons policiers, Lester a suffisamment d’expérience pour leur donner ce conseil : « Si vous suivez la drogue, vous attrapez des camés et des dealers. Mais si vous vous mettez à suivre l’argent, vous ne pouvez pas imaginer jusqu’où ça vous conduira. » Les cousins français de Lester Freamon travaillent pour la police, la gendarmerie ou la douane. Ces enquêteurs spécialisés en délinquance économique et financière n’ont pas trop le moral.
En 2013, la création du Parquet national financier (lire l’épisode 1, « Juges de pèze ») s’est accompagnée d’une redistribution des cartes, côté police judiciaire. Un nouveau service est né, voué à devenir le meilleur ami du PNF : l’Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales (OCLCIFF, généralement prononcé « Oklif » pour simplifier). Installé dans un immeuble sans âme de Nanterre, il succède à l’ancienne Division nationale d’investigations financières et fiscales (Dniff). Au-delà du ravalement de façade, le tournant de 2013 a permis de doubler les effectifs, avec une petite centaine de policiers spécialisés. Mais en juin dernier, le procureur de la République financier Éliane Houlette déplorait qu’ils ne soient déjà plus que 85, pour « 350 enquêtes en cours ».
C’est cet office central, dirigé par le commissaire Thomas de Ricolfis, qui est chargé des affaires les plus exposées depuis quatre ans : les emplois familiaux de François Fillon, Michel Mercier et Bruno Le Roux, le patrimoine des Balkany, le financement des campagnes électorales (du Front national comme de Nicolas Sarkozy), les scandales de corruption dans le sport, la vente de sous-marins Scorpène au Brésil… Sans les moyens de ses ambitions. En février, Mediapart revenait en détail sur « la misère cachée de la lutte anticorruption ». Plusieurs exemples concernaient l’OCLCIFF, où les perquisitions étaient alors planifiées deux ou trois mois à l’avance faute d’effectifs. Il n’y avait qu’un seul policier chargé d’enquêter sur les soupçons de corruption à la Fédération nationale d’athlétisme – qui a pourtant débouché sur de nouvelles investigations à propos de l’attribution des JO de Tokyo et Rio. En mars, 25 policiers anticorruption ont fini par écrire une lettre courroucée au directeur général de la police nationale, en regrettant que « la matière financière apparai[sse] comme le parent pauvre de l’investigation ».

Si les magistrats du pôle financier peuvent compter sur l’OCLCIFF, ils n’ont pas que ce service de police sous la main. L’Office central de répression de la grande délinquance financière (OCRGDF), créé en 1990 et disposant de 85 enquêteurs, est par exemple désigné dans plusieurs affaires de biens mal acquis par des chefs d’État africains. On peut aussi citer la célèbre « brigade financière » parisienne, et ses satellites du 36, choisie pour enquêter sur la construction du « Balardgone », le nouveau siège du ministère de la Défense.
Peut-être croyez-vous, comme c’était mon cas, que les policiers se battent pour intégrer ces prestigieuses unités et faire tomber les délinquants en col blanc. Et bien pas du tout. La police judiciaire attire de moins en moins, à plus forte raison sur ces sujets complexes. Résultat : peu de candidats et un gros turnover. « On a atteint un seuil d’alerte sans précédent », confie un enquêteur financier parisien, inquiet de « la baisse des effectifs et du niveau d’expérience ». « Les gens de passage (un an ou deux, voire trois) sont rarement opérationnels. La matière étant ardue, il faut s’inscrire dans la durée et la formation délivrée au quotidien par les anciens, de moins en moins nombreux, est primordiale. » À ses yeux, « le travail s’en ressent ». Certains enquêteurs arrivent sans vocation particulière dans des brigades déjà surchargées. « Ce n’est positif pour personne : ni pour les plaignants, qui aimeraient qu’on mette les moyens sur leurs dossiers, ni pour les mis en cause, susceptibles de faire l’objet d’enquêtes bâclées, ni pour les autorités judiciaires, qui risquent de travailler sur la base de procédures bancales et mal ficelées. Les magistrats commencent sérieusement à se plaindre, et c’est peut-être cela qui nous sauvera. »

En juin dernier, la Conférence nationale des procureurs a dévoilé un « Livre noir du ministère public ». Le document revient sur « l’état des services d’enquête en matière de délinquance économique et financière », jugé « incompatible avec la politique active que voudrait mener le ministère public ». En région parisienne, rapporte le Livre noir, « tous les services d’enquête spécialisés sont débordés par la masse de dossiers ». La situation est encore pire pour les procureurs isolés, loin des grandes agglomérations, qui « disposent d’un seul enquêteur spécialisé, ou n’en disposent pas du tout ». Il leur arrive de devoir attendre six mois, après avoir confié une affaire au service régional de police judiciaire (SRPJ), pour que l’analyse du dossier débute. Même « dans des zones a priori mieux dotées », les difficultés sont « récurrentes ». « Dans une grande ville de l’Ouest, les affaires simples sont traitées par les effectifs des commissariats ou des brigades territoriales de gendarmerie, et les affaires les plus sensibles le sont par l’antenne locale de la PJ. En revanche, la grande masse des affaires de “moyenne importance” fait l’objet d’un traitement trop lent, et de médiocre qualité. »
L’insatisfaction des officiers de police judiciaire face à la complexité des procédures les détourne des services d’investigation au profit de la sécurité publique ou du renseignement.
Au final, conclut la Conférence des procureurs, « l’insatisfaction des officiers de police judiciaire face à la complexité des procédures les détourne des services d’investigation au profit de la sécurité publique ou du renseignement ». Nous avons même rencontré un ancien de la brigade financière qui a franchi le Rubicon, en devenant avocat fiscaliste. L’essentiel de sa nouvelle activité consiste à minimiser les redressements fiscaux de ses clients. C’est « la surcharge de travail » qui l’a conduit à se reconvertir, mais aussi l’impression d’évoluer dans « un système formaté, où l’on pense vite comme un vieux flic ».
Deux députés, Sandrine Mazetier (Parti socialiste) et Jean-Luc Warsmann (Les Républicains), ont esquissé en février dernier des propositions face au « découragement qui gagne une partie des fonctionnaires ». Dans les services économiques et financiers de la PJ, répartis sur tout le territoire, ils sont un peu moins de 500. « Le “coût d’entrée” [dans ces services, ndlr] apparaît trop élevé [...] et le retour sur investissement trop faible », écrivent les députés. Les enquêtes, notamment dans les Juridictions interrégionales spécialisées (Jirs), sont longues et peu valorisées. Pour remédier à cette déprime générale, « les agents pourraient s’engager à occuper leur poste plusieurs années » en échange « d’une réelle reconnaissance professionnelle pouvant passer par une meilleure rémunération ou une accélération de carrière ». Notre enquêteur parisien ne peut que se réjouir d’une telle proposition. « Voilà un beau condensé de ce qui pourrait être fait. Nous le réclamons depuis longtemps, mais rien ne bouge. La direction générale de la police nationale semble se désintéresser du sujet, l’antiterrorisme et la présence policière dans les rues étant beaucoup plus importants à ses yeux. »

Mais les policiers n’ont pas le monopole de la délinquance économique et financière. Les 250 enquêteurs du Service national de douane judiciaire (SNDJ) ont une excellente réputation sur les affaires de fraude à la TVA et, par extension, de « taxe carbone ». « Il y a quelques années, on ne nous confiait pas beaucoup d’enquêtes, rappelle l’un de ces douaniers. Mais depuis les affaires de CO2 et la création du PNF, notre service est aussi débordé que les offices. » Côté gendarmerie, la section de recherches de Paris dispose aussi de quinze enquêteurs économiques et financiers, dotés d’une compétence nationale. Ils sont notamment chargés par le PNF d’examiner de possibles malversations à la mairie d’Istres, ou le marché public litigieux de la « nouvelle route du littoral », à La Réunion.
La très grande délinquance financière attire moins. Les juges d’instruction sont très exposés, leur travail est technique et extrêmement usant. Il y a une forte pression dès que le dossier sort dans la presse.
Crise des vocations, manque de moyens : ces difficultés touchent les enquêteurs financiers, mais aussi les juges d’instruction de la rue des Italiens. L’arrivée du PNF a généré un surcroît d’activité dans l’immeuble, sans régler tous les problèmes : les juges d’instruction sont toujours le même nombre, avec un turnover plus rapide qu’il y a quelques années. « Vous connaissez beaucoup d’enfants qui rêvent de devenir experts-comptables ? » plaisante-t-on à la présidence du tribunal de grande instance de Paris. Contrairement au terrorisme, très demandé depuis les attentats de novembre 2015, « la très grande délinquance financière attire moins. Les juges d’instruction sont très exposés, leur travail est technique et extrêmement usant. Il y a une forte pression dès que le dossier sort dans la presse ». Il faut être inventif pour la désamorcer, comme Serge Tournaire dans l’affaire Fillon. Alors que le juge d’instruction devait mettre en examen le candidat de la droite le 15 mars, il a finalement accepté d’avancer le rendez-vous à la veille. En secret, une confrontation prévue le 14 mars dans l’affaire des sondages de l’Élysée, entre l’ancienne directrice de cabinet de Nicolas Sarkozy, Emmanuelle Mignon, l’ex-secrétaire général de l’Élysée Claude Guéant et le conseiller de l’ombre Patrick Buisson a été repoussée d’un mois pour que François Fillon puisse être mis en examen sans croiser les journalistes, qui n’auraient pas manqué de l’attendre en bas du pôle financier.