Tout l’été, « Les Jours » vous plongent dans un autre monde, celui de la justice française de 1973. Du lundi au vendredi à midi, nous publions des extraits des minutes correctionnelles du tribunal de grande instance de Paris d’il y a tout juste un demi-siècle. Un regard sur les délinquants du passé avec les mots de l’époque (lire l’épisode 1, « La délinquance, c’était mieux avant ? »). En accès libre.
«Prévenus : Amandine Frère, née le 12 décembre 1909 à Saint-Olga, en URSS, divorcée, un enfant, sans profession, demeurant 1, rue Quincampoix à Paris IVe , de nationalité française.
Henriette Frère, née le 24 août 1938 à Marseille, dans les Bouches-du-Rhône, célibataire, sans enfant, propriétaire de société, demeurant 2, rue Duperré à Paris IXe , de nationalité française.
Abgar Agassian, né le 8 septembre 1933 à Constantine, en Algérie, marié, trois enfants, directeur de banque, demeurant 3, boulevard Saint-Martin à Paris IIIe , de nationalité française.
Olivier Bergerat, né le 12 juillet 1931 à Alger, en Algérie, marié, directeur de laboratoire, demeurant 4, avenue Guy de Maupassant à Marseille, dans les Bouches-du-Rhône, de nationalité française.
Attendu que, par ordonnance du 10 mars 1973, monsieur Lavedan, juge d’instruction, a renvoyé devant le tribunal Bergerat pour proxénétisme, et mise de locaux à la disposition de personnes se livrant à la prostitution, Agassian pour ces deux mêmes infractions, Henriette Frère pour proxénétisme et complicité de mise de locaux à la disposition de personnes se livrant à la prostitution, Amandine Frère pour ces deux mêmes infractions, délits commis courant 1971. Attendu que les quatre prévenus ont nié l’intégralité des griefs formulés contre eux, à l’exception toutefois d’Olivier Bergerat en ce qui concerne la mise de locaux à la disposition de personnes se livrant à la prostitution. Attendu que Bergerat est de longue date un ami d’Agassian ; qu’il est aussi, mais sans que le tribunal soit saisi de l’aspect délictueux de cette liaison, très intime de Henriette Frère, laquelle a vécu durant dix-sept ans de prostitution.
Attendu que le sieur Bergerat et plus encore que lui son ami Agassian ont acquis en plusieurs lots la quasi-totalité des parts mises en vente par la société Cafic-Financement, laquelle avait acheté et transformé au 1, rue Quincampoix le Modern Hôtel, établissement dont les gérants avaient été condamnés pour proxénétisme hôtelier. Attendu qu’Agassian affirme avoir seulement voulu faire une bonne opération spéculative, comptant revendre ses parts avec le bénéfice que la rénovation du quartier laissait prévoir. Attendu toutefois que chacun des studios acquis par Agassian, sa femme ou des prête-noms, se trouvait presque aussitôt loué à une prostituée ; qu’ainsi, sept locataires d’Agassian se prostituaient dans l’immeuble au mois de novembre 1971 et que la qualité de ces “locataires” pouvait d’autant moins être ignorée du prévenu que cinq d’entre elles avaient ouvert un compte bancaire à l’établissement qu’il dirigeait boulevard Saint-Martin, qu’elles s’étaient réciproquement renseignées sur les conditions faites par Agassian à ses locataires, qu’enfin l’une d’elle, Aimée Leduc, dite “Penny”, l’a connu tout d’abord comme “client” ; qu’ainsi le délit de mise de locaux à la disposition de personnes se livrant à la prostitution est formellement établi à l’égard d’Agassian.
Attendu que Bergerat a reconnu pour sa part, alors qu’Agassian l’avait nié, avoir lui-même, par l’intermédiaire d’un certain Tisgouine, acquis des studios au 1, rue Quincampoix et y avoir placé des prostituées, pensant les leur revendre ultérieurement avec bénéfice. Attendu qu’il a même envisagé d’étendre davantage sa participation à l’affaire, en cherchant à évincer deux autres propriétaires, le sieur Bruhl et la demoiselle Juillet ; qu’ainsi le délit de mise de locaux à disposition de personnes se livrant à la prostitution est établi à l’égard de Bergerat.
Attendu que Henriette Frère nie avoir été complice d’Agassian et de Bergerat ; que toutefois, ce sont d’anciennes “camarades de travail”, certaines habitant rue Duperré, dans le même hôtel qu’elle, qui sont venues se présenter à Agassian pour louer les studios ; que c’est elle encore qui accompagna son ami Bergerat pour décider demoiselle Juillet à vendre son studio ; qu’enfin c’est elle qui, au nom de Bruhl, a introduit dans l’immeuble la fille Leblond et la fille Destro. Qu’ainsi la complicité de mise de locaux à la disposition de personnes se livrant à la prostitution est amplement établie. Attendu par contre que la dame Amandine Frère, modeste ménagère, ne semble jamais avoir été mêlée aux transactions de Bergerat et d’Agassian ; qu’elle ne peut qu’être relaxée.
Attendu qu’il est reproché en outre aux quatre prévenus d’avoir personnellement enfreint l’article 334 du Code pénal, en assistant la prostitution d’autrui (Agassian), en en partageant le produit (Bergerat et les dames Frère), en faisant office d’intermédiaire entre les prostituées et ceux qui les exploitent (Agassian et Henriette Frère). Attendu que cette prévention se fonde d’une part sur le montant faible (250 francs par mois) du loyer demandé à des jeunes femmes qui reconnaissent gagner 1 000 francs par jour, d’autre part sur les déclarations de certaines des prostituées indiquant garder 30 francs sur chaque “passe pour la chambre”. Attendu que le premier argument ne se révèle pas assez convaincant, vu la situation de l’immeuble en cause, et qu’une équivoque demeure sur la signification du deuxième.
Attendu, par ailleurs, que rien n’est venu corroborer les accusations d’un ancien amant et ancien associé de Henriette Frère, le nommé Jouve, selon qui Henriette “tenait la maison” de la rue Quincampoix pour le compte de Bergerat dont elle avait peur. Attendu, certes, que la présence constante de Henriette Frère dans cet immeuble, dont elle connaît et les propriétaires et les locataires, ne semble pouvoir s’expliquer uniquement par l’affection très grande qu’elle porte à sa mère, elle-même locataire d’une chambre du sixième étage. Attendu toutefois qu’aucune prostituée n’a jamais admis avoir, par l’entremise de Henriette Frère et au profit de qui que ce soit, versé d’autres sommes que les loyers mensuels de 250 francs par studio ; qu’au bénéfice du doute, Henriette Frère doit donc de ce chef être relaxée. Attendu qu’ainsi, faute d’établir que Henriette Frère leur ait fait tenir, à l’un, à l’autre ou aux deux, l’argent provenant de la prostitution, Agassian et Bergerat doivent être relaxés de la prévention d’assistance à prostitution ou de partage des produits de la prostitution. Attendu enfin que la dame Amandine Frère a reconnu avoir envoyé des sommes d’argent à Agassian, mais affirme que c’était uniquement de loyers réguliers qu’il s’agissait ; qu’ainsi un doute subsiste sur sa culpabilité et qu’il échet de la relaxer.
Le tribunal relaxe les quatre prévenus du chef de proxénétisme ; relaxe dame Amandine Frère du chef de complicité de mise de locaux à la disposition de personnes se livrant à la prostitution ; déclare Bergerat et Agassian coupables de mise de locaux à la disposition de personnes se livrant à la prostitution ; déclare Henriette Frère coupable de complicité de ce même délit ; condamne Bergerat Olivier à la peine de six mois d’emprisonnement et 10 000 francs d’amende ; et attendu qu’il n’a jamais été condamné, qu’il parait digne d’indulgence, dit qu’il sera sursis à l’exécution de la peine d’emprisonnement susprononcée ; Agassian Abgar à la peine de six mois d’emprisonnement et 10 000 francs d’amende et, attendu qu’il n’a jamais été condamné, qu’il parait digne d’indulgence, dit qu’il sera sursis à l’exécution de la peine d’emprisonnement ci dessus infligée ; Frère Henriette à la peine de 3 000 francs d’amende. »