Dans le Charlie Hebdo des « survivants » paru le 14 janvier 2015, Sigolène Vinson a écrit une étrange chronique sur une vision dantesque qui l’obsédait ces jours-là : le chien de la rédaction, Lila, un cocker roux, gambadant dans les mares du sang de ses camarades tués par les Kouachi. C’est une petite colonne en page 5, titrée « À pas de chien ». Le texte se souvient du bruit des pattes dans le sang, « ticitictic », qui avait signalé que les tueurs étaient partis. Il finit par ces mots : « Lila a été épargnée, peut-être parce qu’elle est une femelle. » À la barre de la cour d’assises le 8 septembre, Sigolène, en pantalon de jean froissé, cheveux en vrac, voix brisée et bouleversée, s’est souvenue de ce texte étrange. « Ça résumait le côté surréaliste. »
L’apocalypse d’une minute et 49 secondes qui s’est abattue sur Charlie (lire l’épisode 1, « “Charlie Hebdo”, 11 h 33, les visages se figent ») hantera évidemment pour toujours les rescapés, comme elle hantera toute la France. Comme le pays, les survivants ont d’horribles cauchemars et des angoisses chroniques, ils se sentent parfois coupables, ils pleurent leur légèreté à jamais perdue. Ils sont pleins d’une terrible colère inassouvie, qu’ils jettent au visage d’une partie du monde extérieur. C’est ce qui s’est exprimé à la barre dans la deuxième semaine du procès, dans un flot de paroles qu’on sentait longtemps contenues, et soigneusement formulées, comme une libération autant qu’un message.

Sigolène Vinson parle avec des phrases courtes et saccadées. Elle montre un tatouage sur son bras gauche, la baleine de Moby Dick, son livre préféré, avec les représentations des douze victimes de l’attaque. C’est une manière d’inscrire dans sa peau l’horreur qu’elle a vécue, ainsi que la mémoire des défunts, explique-t-elle. « Cet attentat, je l’ai bu, je l’ai absorbé, il est en moi, comme incarné dans ma peau, il fait partie de moi pour toujours. » Elle vit dans le sud aujourd’hui, et se baigne souvent dans la mer. « J’aime mieux être dans l’eau qu’hors de l’eau. »
Cette avocate de métier de 46 ans, convertie à l’écriture, avait été recrutée en 2011 pour faire des chroniques judiciaires à Charlie. Elle avait acheté un gâteau marbré ce 7 janvier pour l’anniversaire de Luz, absent finalement. Après avoir tué dix personnes à côté dans un fracas de kalachnikov, Cherif Kouachi a marché lentement vers le bureau où elle s’était cachée derrière un muret. Elle a entendu les pas sur le parquet.