Accoudé à la remorque du tracteur, Jean-Pierre Charlot regarde le raisin tout juste arrivé de la vigne. Il pose un instant son front sur le métal de la ridelle, semble rêveur ou fatigué. On sent un peu de lassitude chez le vigneron, colosse qui vinifie des vins délicieux à Volnay (Côte-d’Or) : les vendanges ont commencé depuis quelques jours, la récolte semble belle, très saine, mais elle sera bien trop maigre. Volnay est un petit village accroché à un coteau à cinq kilomètres au sud de Beaune. Il a gelé ici fin avril, cela a tué une partie des bourgeons qui venaient tout juste d’éclore. Quelques minutes suffisent à réduire à néant une année de travail d’un vigneron. Surtout, cela arrivait après trois années de grêle puis un millésime 2015 au rendement trop réduit.
Ce douloureux millésime 2016 aurait pu être son dernier. Jean-Pierre Charlot devait partir en retraite en janvier et personne dans la famille ne voulait reprendre. Il aurait alors fallu vendre les vignes cultivées depuis cinq générations à des investisseurs, ou à certains de ses voisins qui louchaient déjà sur les plus belles parcelles. Et puis, au dernier moment, l’un de ses neveux, Étienne Chaix, s’est déclaré. Étienne travaillait jusque-là dans les céréales, tout en faisant DJ le week-end dans les boîtes de nuit de la région (il continue le samedi). Le neveu a convaincu son oncle, puis la famille de sa mère, à qui appartiennent les vignes. Et du coup, Jean-Pierre Charlot en a repris pour au moins trois ans. Il va accompagner la reprise d’Étienne, lui apprendre le métier, comment cultiver une vigne, vinifier, élever le vin, vendre, gérer une équipe, un domaine... Une transmission longue, délicate, entre un oncle bavard et un neveu taiseux, paysans têtus et sensibles.
Je vais les suivre durant une saison de vin, des vendanges aux premières mises en bouteille du prochain millésime, raconter cette succession, la vie d’une petite exploitation familiale de Bourgogne. Et comprendre comment on fait du (bon) vin. Quels gestes, quelles questions, quels doutes. Quelles conséquences, à chaque choix, pour la vigne, le vin et le consommateur.
J’avais rencontré Jean-Pierre Charlot un matin d’automne en 2009. J’étais venu déguster chez lui avec un ami, après un article alléchant dans Le Rouge et le Blanc. J’avais aimé la finesse des vins, et celle, plus bourrue, du bonhomme. Comme il parlait beaucoup du réchauffement climatique et de ses effets dans ses vignes, j’avais enquêté sur le sujet, pour un papier publié quelques mois plus tard dans Libération, où je travaillais alors. Depuis, j’ai suivi un peu le domaine, vu au fil des millésimes les joies, les aléas, les bonnes surprises et les coups durs. Une confiance s’est installée doucement avec ce vigneron honnête, expérimenté, et relativement transparent dans un monde viticole fait de petits secrets, d’omerta.
Cette année, comme il y a très peu de raisin, faut pas qu’on en laisse du tout ! Enlevez bien les feuilles pour les trouver.
Le soleil se lève sur le vignoble, étire les ombres des vendangeurs, colore de rouge le paysage. Le village, d’ordinaire très vivant pendant cette période, avec des remorques qui remontent à vive allure toute la journée, reste trop calme cette année. Dans le chai de Jean-Pierre, ceux qui attendent le raisin s’ennuient un peu, regrettent l’effervescence, le stress et la fatigue des belles années. Au premier jour des vendanges, Jeannot Dupré, chef de culture au domaine Voillot, résume la situation aux travailleurs : « Cette année, comme il y a très peu de raisin, faut pas qu’on en laisse du tout ! Enlevez bien les feuilles pour les trouver, et quand vous avez fini vos rangs, quelqu’un les redescend pour vérifier qu’il ne reste rien. Allez, feu, bonnes vendanges à tous. » Un seau dans une main, le sécateur dans l’autre, les vendangeurs se répartissent à deux par rang, commencent à récolter le trop rare raisin.
Les vignes ont été très inégalement touchées par le gel. Celles situées plus en altitude sont celles des premiers crus. La terre y est plus rare, moins riche, ce qui, paradoxalement, profite au vin : la vigne est une liane et quand elle manque de nourriture en surface, elle force le rocher pour aller se nourrir profondément, c’est ce qui permet de gagner en complexité, en arômes. Cette année, les premiers crus ont été relativement épargnés par le gel, qui a touché surtout les vignes de plaine. Là, quand la température est descendue à -2° C dans la nuit du 27 avril 2016, l’humidité a formé une fine pellicule de glace qui, par un effet loupe, a permis ensuite au soleil matinal de brûler les jeunes bourgeons. Quelques instants plus tard, beaucoup de vignerons pleuraient dans leurs vignes.
La parcelle Famine porte bien son nom cette année. Elle est située en bas de l’appellation volnay, en plaine. Il n’y reste pas grand-chose. Le gel avait commencé le travail, le mildiou l’a achevé. Dans une ouvrée (unité de mesure correspondant à 428 m2), où l’on ramasse d’ordinaire dix caisses de raisin, on n’en récolte qu’une cette année. C’est moins motivant pour les vendangeurs. Il faut se pencher souvent pour ne couper qu’une grappe, avant d’aller au pied suivant (ici, on plante un cep par mètre carré). Certains progressent sans se relever, en poussant leur seau d’un cep à l’autre, avec des genouillères sur les pantalons pour se protéger. D’autres s’accroupissent puis se relèvent à chaque fois. D’autres encore, les plus jeunes, se penchent le dos plat, sans plier les jambes. À la fin de la première journée, plus encore le lendemain, genoux et dos gémissent.
La bonne humeur se réveille avec le jour. L’enthousiasme grimpe parmi les vendangeurs dans les premiers crus, quand les seaux se remplissent plus vite, qu’il faut souvent appeler « Porteur ! » Ils sont quatre ce matin, avec dans le dos de grandes hottes qu’ils vident sur la table de tri en aluminium que l’on déplace de vigne en vigne, pour l’installer au bout des rangs. Là, quatre anciens équipés de longs tabliers fouillent le raisin. Dans le jus qui s’écoule, leurs mains font comme un clapotis. Ils écartent les baies abîmées, les grains secs ou peu mûrs, les feuilles, les petites bêtes. « C’est important pour éviter les goûts déviants comme ceux que donnent les carapaces très odorantes des coccinelles, ou pire, les punaises », explique Jean-Pierre Charlot.
À mesure que les heures passent, surtout dans les coteaux, les porteurs ralentissent le pas. Lorsque la table de tri est installée en haut, il faut remonter tout le rang, tassé sous le poids du raisin, les semelles alourdies de terre. Au total, le domaine fait travailler 43 personnes cette année (contre une soixantaine dans les millésimes abondants). Les vendanges durent cinq jours, campagne concentrée pour ne pas « rentrer dans les cuves » de trop grands écarts de maturité. Dans les autres domaines, beaucoup font appel à des entreprises de mise à disposition de personnels venus de Pologne, de Slovénie, etc. C’est tout bénéfice : on ne paie qu’une facture, sans TVA ni charges sociales, pour des ouvriers qui travaillent dur, et cotiseront (peut-être) chez eux. Dans la région, beaucoup appellent ces contingents étrangers le « cheptel » des vendanges.
Chez Voillot, pas de ces travailleurs détachés. La plupart des vendangeurs sont des habitués. Pascal, éducateur spécialisé, la quarantaine, vient depuis la fin de son adolescence. Il y a beaucoup d’étudiants, des enseignants à la retraite… Certains vendangeaient déjà du temps du beau-père, Joseph Voillot, décédé en juillet 2014 - un mois après la dernière grande grêle. La famille cultive du raisin à Volnay depuis le XIXe siècle. L’arrière grand-père d’Étienne, Marius, faisait un peu de vin pour lui mais vendait l’essentiel au négoce. Son fils Joseph a commencé à développer la vinification et la mise en bouteille. Jean-Pierre Charlot, le gendre, a pérennisé cela, continué de développer le domaine et sa réputation. Il vinifie dans un chai situé au cœur du village, exploite neuf hectares de vigne au total.
La plupart appartiennent à la famille Voillot, qui a créé une société pour fabriquer le vin et le vendre. Jean-Pierre, le gendre de Joseph Voillot, gère la société « Domaine Voillot ». Il loue les vignes par fermage à la famille. Il y a quatre salariés (Jean-Pierre Charlot dit plutôt « quatre vignerons ») : Jeannot, le plus expérimenté, Patrice, très fort dans la conduite des tracteurs, Françoise, méticuleuse à la vigne, et Gilles, qui prendra sa retraite à la fin du mois. Une exploitation familiale où tout le monde est polyvalent et où la vendange, comme auparavant les moissons dans le monde paysan, permet de retrouver presque tout le monde. Le père d’Étienne, Jean-Pierre Chaix, s’occupe de l’administratif le temps de la récolte. Les paies, les déclarations à la MSA (la sécurité sociale agricole). Il tient le listing des vendangeurs à jour, et les gendarmes du coin réclament cette liste aux domaines, « pour vérifier s’il n’y a aucune personne recherchée parmi les vendangeurs ».
Pendant les vendanges, la répartition des rôles entre femmes et hommes se fait à l’ancienne. Les femmes de la famille s’occupent des repas. La grand-mère, Bernadette Voillot, épouse de Joseph, a fait ses premières vendanges en 1939, lorsque son père était prisonnier de guerre. Cette année-là, un seul homme, trop vieux pour partir en Allemagne, aidait aux vinifications. Bernadette est debout à 5h30, elle reste jusqu’au soir avec ses filles et Agnès, la cuisinière qui a commencé aux fourneaux le temps des vendanges quand elle avait 21 ans, il y a 38 ans. À présent, elle vit à Nancy où elle est mariée à un notaire, devenu celui du domaine. Elle est devenue une amie de la famille, n’a loupé que deux récoltes, le temps de ses grossesses. « Elle a le sens des proportions et elle sait accommoder les restes », résume Jean-Pierre Charlot. La cuisine est le théâtre d’un petit jeu de pouvoir entre les femmes, qui défendent leurs prérogatives sur ce territoire, et Jean-Pierre, qui intervient lorsque l’une d’elles râle parce que des vendangeurs imprévus s’ajoutent aux repas. « Tu t’occupes de tes vignes, on s’occupe de la cuisine », répondent-elles.
C’est un moment important. Ce sont nos racines, nos souvenirs d’enfance. C’est bon d’y voir les petits-enfants. Peut-être que l’un d’entre eux y prendra, comme Étienne, le goût de reprendre plus tard.
Agnès se souvient de son arrivée au domaine. Elle avait été effarée par les quantités de gnôle et de vin bues en quelques semaines (les vendanges duraient plus longtemps, avec moins de personnel). À l’époque, raconte Bernadette, la grand-mère, les vendangeurs jouaient aux cartes le soir, on leur faisait des gaufres les jours de pluie pour les occuper, qu’ils ne quittent pas le village. Ils dormaient dans un grenier sans chauffage, au-dessus de l’appartement d’Abilio, l’ouvrier portugais de Joseph. Quand ils faisaient vraiment trop de bruit, jusque tard dans la nuit, Abilio montait en chemise et bonnet de nuit, son fusil à la main. « On ne demandait pas notre reste, ni s’il y avait une balle dans le fusil », raconte Alain, que l’on appelle Tonton. Il a un accent ch’ti à couper au sécateur, est retraité de la SNCF (Joseph passait des petites annonces dans La Vie du rail, ce qui a développé un filon de vendangeurs cheminots).
Pour les femmes, la cuisine des vendanges est un moment important. Agréable, disent-elles, sans être dupes de la place que la répartition des tâches réserve aux femmes dans le monde paysan. Souvent, dans les domaines, elles restent cantonnées aux fonctions annexes, en général ennuyeuses, comme la paperasserie. Un rôle qu’Isabelle, l’épouse de Jean-Pierre Charlot, infirmière en retraite, a toujours refusé.
Dans la cuisine, avant le repas du midi, elles boivent ce jour-là une petite coupe de champagne. Isabelle et sa sœur Thérèse, l’historienne de la famille, sont autour de Bernadette. « C’est un moment important, dit Isabelle. Ce sont nos racines, nos souvenirs d’enfance. C’est bon d’y voir les petits-enfants. Peut-être que l’un d’entre eux y prendra, comme Étienne, le goût de reprendre plus tard. » Elles vivent avec le sentiment que tout cela, la gestion d’un domaine viticole familial, les traditions autour des vendanges, devient très précaire, peut disparaître bientôt.
Chez Voillot, les saisonniers sont bien traités à table. Cela permet de fidéliser ceux qui travaillent bien. D’autres domaines retirent 5 euros par jour pour le gîte et le couvert, ici les vendangeurs sont payés au smic (9,67 euros brut de l’heure), mais logés et très bien nourris gratuitement. Même le casse-croûte du matin, dans les vignes, après deux bonnes heures de coupe, est délicieux et varié. On l’avale avec du café ou un verre d’aligoté blanc, de bourgogne rouge. Du temps du grand-père, les porteurs (et seulement les porteurs) avaient droit en plus à un verre de gnôle.
On mange dans le caveau où le reste de l’année, Jean-Pierre Charlot fait déguster ses vins à ses clients, en-dessous de la maison de Bernadette. D’une année sur l’autre, on retrouve les mêmes blagues. On se rappelle la fois où celui-ci était « bourré comme une cantine », où ceux-là sont allés à Beaune en passant par le chemin des vignes, que l’on appelle « la route des trois grammes ». Les relations sont paillardes. « Ah ben mon Lulu, t’as encore embaumé les chiottes ! » Le soir, les agapes se poursuivent dans la maison qui réunit les dortoirs des filles et des garçons. Au matin, les yeux sont fatigués avec, pour certains et certaines, de jolis cernes.
Quelques jours plus tôt, pour la veille des vendanges, la famille et les proches avaient mangé le pot-au-feu, c’est la tradition avant de commencer. Dans la journée, Jean-Pierre et ses salariés avaient contrôlé les degrés d’alcool potentiel du raisin, en ramassant au hasard des grains, écrasés ensuite, pour mesurer le jus dans un réfractomètre levé vers la lumière. Le vigneron cherche un fruit croquant, frais, pas trop mûr, pour des jus équilibrés. Dans la vigne, on apprend vite à jauger de la maturité du raisin en le croquant. On la mesure aussi au vol des étourneaux, des grives et des merles, qui se rapprochent à mesure que le raisin mûrit. C’est Jean-Pierre qui arrête la date de début des vendanges. À Volnay, beaucoup viennent chercher ses conseils : il est expérimenté, a enseigné les vinifications avant de gérer ce domaine avec son beau-père puis tout seul. Voilà quelques années, alors que j’étais passé le voir pour comprendre comment se détermine avec précision une date de vendanges, un « gratteur » (c’est ainsi qu’il appelle ceux qui demandent des conseils sans jamais rendre de services) lui avait demandé quel jour il comptait commencer à ramasser. « Oh, bah cette année, j’crois bien que je vais vendanger un jour avant toi », avait-il répondu.
Comme on ne peut pas maîtriser les aléas climatiques, tout le jeu comptable consiste à lisser sur quatre ou cinq millésimes, pour ne pas mettre l’exploitation en danger.
Selon les premières projections de Jean-Pierre Charlot, on pourra remplir cette année environ 50 à 60 fûts au lieu de 180 à 200 dans une année normale, soit environ 17 500 bouteilles (contre un peu plus de 60 000). « Comme on ne peut pas maîtriser les aléas climatiques, soupire le vigneron, tout le jeu comptable consiste à lisser sur quatre ou cinq millésimes, pour ne pas mettre l’exploitation en danger. » En Bourgogne, beaucoup de domaines sont au plus mal, obligés de vendre des parts de leurs sociétés à des investisseurs pour continuer de travailler. Pour ceux qui louent les vignes qu’ils exploitent, comme le domaine Voillot, les fermages sont indexés sur le prix du vin en vrac qui, bien sûr, grimpe en flèche lorsque le vin se fait rare (car la demande pour le bourgogne, elle, ne faiblit guère). L’année dernière, le domaine Voillot a payé au total 81 500 euros de fermage, essentiellement à la famille, soit 72 % de plus que cinq ans plus tôt.
L’exploitation a des réserves financières, mais elle puise dedans et doit faire des économies. La trésorerie s’amaigrit. Il reste désormais à la banque l’équivalent d’un demi-millésime plus la totalité des fûts de 2015 et 20 % des 2014. Pour que le domaine ne se mette pas en danger, que la reprise d’Étienne se passe dans des conditions correctes, il n’y a plus guère le choix. Il va falloir que le prochain millésime soit bon, et qu’il soit cette fois abondant.