Les attentats figent les sociétés dans un moment d’effroi, de sidération, d’émotion. Nous plongent dans la terreur, nous annihilent. Enfin, cela arrive à certains d’entre nous. Ce ne sont pas « des moments propices à la réflexion ni à la prise de recul », concède le sociologue Gérôme Truc : « Ils attisent les peurs, échauffent les esprits et appellent, d’un point de vue politique, des réponses fortes et rapides plutôt que des analyses posées ou des débats contradictoires », écrit-il dans un numéro spécial de La Vie des idées qu’il a coordonné, consacré aux attentats. Pourtant, plaide-t-il, les sciences sociales peuvent, doivent « s’en saisir ». En faire un objet d’étude – quitte à inclure ses propres réactions et à les mettre à distance – et un terrain d’enquête… presque comme un autre.
C’est la science qui permet de mieux comprendre ce qui est réellement visé, atteint, en nous tous et au-delà dans le monde entier, par ces assassinats, et peut offrir, sinon des solutions, du moins de nouvelles voies d’analyse et d’action.
Les attentats du 13 novembre 2015 ont entraîné un sursaut inédit du monde de la recherche. De l’argent public a été débloqué, des projets ont vu le jour, des équipes transdisciplinaires se sont mises à collaborer et continuent à travailler sur cette matière mouvante. Sans s’encombrer des condamnations proférées par Manuel Valls, juste après les attentats de Charlie Hebdo et de l’Hypercacher, pour qui « expliquer, c’est déjà vouloir un peu excuser ». La plupart de ces études (encore en cours) sont méconnues et demeurent confinées aux cercles de spécialistes. Pourtant, elles peuvent contribuer de façon utile à comprendre ce qu’est le terrorisme et ce qu’il nous fait. Comment les chercheurs s’emparent de ces questions ? Avec quelles méthodes ? Quelles ambitions ?
Dans la foulée du 13 Novembre, un vaste appel à projets a été lancé par le président du CNRS, le plus grand organisme de recherche national qui regroupe 1 100 laboratoires répartis sur l’ensemble du territoire français. Cinq jours après les attentats, Alain Fuchs a envoyé une lettre à ses « collègues ». Il y engage la communauté scientifique à utiliser ce qu’elle a « de meilleur : l’intelligence et les connaissances, acquises par l’étude, le recul et le regard de la recherche ». Selon lui, « c’est la science qui permet de mieux comprendre ce qui est réellement visé, atteint, en nous tous et au-delà dans le monde entier, par ces assassinats, et peut offrir, sinon des solutions, du moins de nouvelles voies d’analyse et d’action ».
La procédure est inhabituelle : chaque projet de trois à cinq pages est à envoyer à une adresse électronique dédiée, puis examiné par une commission au fur et à mesure. Il n’y a pas de formulaire-type. Les délais de réponse sont exceptionnellement raccourcis. La consigne est claire : les recherches (qui peuvent relever de toutes les disciplines) doivent débuter au plus vite. Et donner des résultats dès l’année 2016. C’est-à-dire au bout de quelques mois.
Les attentats du 11 septembre 2001 avaient déjà déclenché une première vague d’études, mais après Charlie, en janvier 2015, Alain Fuchs avait relevé des « lacunes » : « L’investissement réalisé dans la recherche et les recrutements n’a pas été tout à fait à la hauteur des enjeux. Et, si les questions ont été traitées, le nombre d’enseignants-chercheurs et de chercheurs concernés reste modeste en nombre », reconnaissait-il dans une tribune parue dans Libération. Cette fois, il invite à aller « occuper les terrains vacants ».
L’opération attire environ 300 postulants, désireux de contribuer à comprendre les phénomènes liés au terrorisme. 66 projets sont retenus. Les financements débutent à 2 000 euros et vont jusqu’à 30 000. Une vingtaine de dossiers obtiennent entre 10 000 et 20 000 euros. En tout, l’effort de la dépense publique se chiffre à 800 000 euros, distribués à une constellation de spécialistes. Ce succès auprès des chercheurs s’explique aussi par l’opportunité assez exceptionnelle de bénéficier facilement de « financements modestes » et de « procédures légères » : « Il est devenu bien rare que l’on puisse postuler sans trop de formes pour obtenir rapidement un petit financement d’amorçage, voire de complément, ce qui, dans nos disciplines, suffit parfois à rendre possible une nouvelle recherche », constataient de leur côté des membres de l’Institut des sciences humaines et sociales, dans une note transmise à Alain Fuchs.
Au 31 janvier 2016, c’est-à-dire moins de trois mois après le lancement de l’appel à projets, le CNRS fait un bilan des 268 premières propositions. La majorité écrasante émane des sciences sociales (222), mais on compte aussi les sciences de l’information (27), la biologie (18), les mathématiques (10)… La première thématique est celle des « radicalisations », puis vient la question de la prévention (40), 36 projets interrogent ce qu’est le terrorisme, 29 s’intéressent aux traumatismes et aux victimes, 27 se penchent sur le monde musulman, 21 sur la laïcité et les religions…
Au final, un quart des projets obtiennent un financement. Près de la moitié des lauréats s’orientent vers l’étude de la radicalisation et des séquelles des attentats : chez les victimes (du coup très sollicitées), dans notre société… On compte de nombreux historiens et neuroscientifiques, des anthropologues, des psychologues, des économistes…
Un bon nombre propose des enquêtes de terrain – nous reviendrons ainsi sur les projets menés au sein du Réat (« Recherches sur les réactions aux attentats »), piloté par Gérôme Truc. Les angles sont assez divers : on trouve l’observation du « vivre ensemble » et de la construction des identités (par exemple dans la ville de Marseille ou dans un collège parisien), un état des lieux des atteintes au patrimoine archéologique en Syrie, Irak et Afghanistan, ou encore, dans le champ de la criminologie, le développement de techniques de capture des odeurs corporelles ou de résidus d’explosifs (sorte de « nez électronique »)… Plusieurs chercheurs en informatique proposent de mettre leurs compétences au service de « datas » liées au terrorisme. Le programme « Terrorisme et séries TV » conduit les auteurs à s’intéresser à Homeland ou Le Bureau des légendes, et au croisement entre industrie du divertissement, services de renseignement et représentations, quand une équipe ausculte de son côté la « sensibilité au traitement télévisuel du terrorisme », ou une autre « la stratégie communicationnelle et informationnelle de Daesh » (notamment à partir des vidéos de décapitation). Guillaume Dezecache (docteur en sciences cognitives) étudie les réactions face à la menace immédiate : en pleine « peur panique », sommes-nous individualistes, uniquement préoccupés par notre survie ? Ou altruistes, enclins à aider les autres ? Exposés au danger, comment se sont comportés les assiégés du Bataclan ? Hélène Frouard (Ehess, CNRS) a, elle, épluché le registre de condoléances installé à la mairie du XIe arrondissement après le 13 Novembre, quand Valérie Schafer (CNRS) a étudié, avec la BNF (bibliothèque nationale de France) et l’INA (l’Institut national de l’audiovisuel), l’archivage des réactions numériques aux attentats.
Dans cette liste, sous l’intitulé « Enquête survivants et témoins directs ou indirects des attentats », conduite par l’historien Denis Peschanski, s’est également glissé un projet de très grande ampleur, un mastodonte : 1 000 témoins s’engagent sur dix ans pour faire émerger la construction des mémoires traumatiques, individuelles et collectives. Ce sera l’objet du prochain épisode.