Difficile aujourd’hui d’imaginer une vie médiatique sans Twitter. Le réseau social est devenu un outil quotidien pour les journalistes afin de repérer et trier les sujets d’actualité, les activistes s’en servent pour lancer des campagnes d’opinion et les politiques n’imaginent pas mener une campagne électorale sans. S’il n’y avait pas eu Twitter, le Printemps arabe ne se serait peut-être pas développé aussi facilement, il n’y aurait pas eu de mouvement MeToo (né d’un hashtag) et Donald Trump n’aurait sûrement pas été élu président des États-Unis, lui qui a construit sa légitimité par son utilisation frénétique du réseau social. Twitter, ce n’est pas, comme son slogan le proclame, « tout ce qui se passe aujourd’hui dans le monde », mais on s’en approche beaucoup. Alors que le réseau social a manqué de se faire racheter par Elon Musk
À l’opposé de Facebook, dont les débuts ont été racontés en 2010 dans le film The Social Network de David Fincher, la naissance de Twitter reste peu connue en France. Elle a fait l’objet, en 2013, d’un ouvrage du journaliste Nick Bilton, mais ce dernier n’a pas été traduit. On y découvre que les débuts des deux réseaux sociaux sont assez similaires. Facebook naît de l’esprit d’un étudiant de Harvard frustré, Mark Zuckerberg, qui veut lancer un trombinoscope géant afin de commenter les photos des étudiantes de l’université, quand l’origine de Twitter est liée au mal-être de nerds, des jeunes gens mal à l’aise en société qui se tournent vers la technologie pour se rapprocher de leurs contemporains. C’est un groupe d’amis et de collègues qui travaillent au sein d’Odeo, une plateforme de podcasts située au sein de la Silicon Valley. Il y a alors Jack Dorsey (29 ans), Noah Glass (36 ans), Biz Stone (32 ans) et Evan Williams (34 ans). C’est Jack Dorsey qui a l’idée d’un site web avec lequel chaque utilisateur partagerait son « statut », avant que Biz Stone ne suggère que les mises à jour soient diffusées dans un flux. Puis Noah Glass trouve le nom Twitter (qui veut dire « gazouiller », ou « pépier », et explique que le logo de l’entreprise soit un oiseau) ainsi que l’idée de se connecter avec ses amis. PDG d’Odeo ayant déjà fait fortune dans la tech, Evan Williams dirige et finance le projet sur ses propres fonds. Le 21 mars 2006 à 11 h 50, heure de San Francisco, quand Jack Dorsey publie son premier tweet (« just setting up my twttr », soit « en train de configurer mon Twitter »), il est suivi quelques minutes plus tard par des messages identiques de ses trois partenaires.
Les premières années de Twitter sont marquées par cette cocréation. Pour le meilleur d’abord, puisque chacun apporte ses envies et sa vision de ce que doit devenir Twitter. Plusieurs directions s’ouvrent alors : Twitter doit-il devenir un réseau social, une plateforme de « microblogging » ou un service destiné à remplacer les SMS ou les emails ? À l’époque, le smartphone n’est pas encore vraiment né
Cette plasticité et cette simplicité de Twitter vont faire son succès. En mars 2007, le jeune réseau permet à des participants du festival South by Southwest d’Austin, au Texas, un rendez-vous de la « tech », d’échanger en direct leurs impressions sur ce que disent les orateurs, mais aussi à ceux qui n’y participent pas de suivre les débats. L’année suivante, en 2008, c’est le candidat Barack Obama qui s’en sert pour inviter ses partisans à se rendre aux meetings de sa campagne électorale. Enfin, en janvier 2009, un anonyme qui fait du tourisme sur la rivière Hudson à New York, partage à ses abonnés une photo d’un événement extraordinaire auquel il vient d’assister : l’amerrissage en catastrophe d’un Airbus A320. Par le jeu des « retweets » (ou « RT », qui consiste à reposter un même message), Janis Krums devient alors le premier à annoncer au monde cette nouvelle, bien avant les agences de presse.
Twitter devient alors le réseau où il faut être. Son nombre d’utilisateurs explose, passant de quelques milliers à plusieurs millions. Les célébrités font la course pour occuper la première place. Le 17 avril 2009, l’acteur américain Ashton Kutcher met en scène sa tentative de devenir le premier utilisateur à dépasser le million d’abonnés, battant sur le fil la chaîne CNN. Grâce à ce buzz positif, Twitter, qui ne génère pourtant aucun revenu, n’a aucun mal à convaincre des business angels et des fonds d’investisseurs de devenir actionnaires. Ce qui permet de financer l’embauche de nouveaux salariés et les développements informatiques. Mais, en interne, le succès et les difficultés à suivre un tel rythme de croissance ont déjà raison de l’amitié entre les quatre fondateurs. Noah Glass est le premier à en faire les frais. Quelques mois après la création de Twitter, il est viré par Evan Williams parce qu’il ne s’entend plus avec Jack Dorsey. Son nom restera longtemps caché et il faudra l’enquête de Nick Bilton pour que Noah Glass soit reconnu comme l’un des créateurs de Twitter.
Puis c’est Jack Dorsey, un temps nommé PDG, qui se retrouve mis sur la touche par Evan Williams, tout en restant président non exécutif de la société (un titre honorifique). Il lui est reproché les bugs incessants du site qui, croulant sous les connexions, affiche trop souvent une baleine pour message d’erreur… Un cétacé qui provoque alors de nombreuses crises de nerfs. Quelques mois plus tard, Dorsey tient sa revanche : Williams est accusé de ne s’intéresser qu’à la croissance des abonnés et pas à la recherche de revenus. Il est destitué de son poste de PDG par le conseil d’administration. Proche de ce dernier, Biz Stone le suit et quitte à son tour Twitter en 2011. Mais les trois fondateurs éjectés restent administrateurs de la société.
Cette instabilité managériale, que Bilton qualifie d’atmosphère « shakespearienne », voire de « coups d’État » successifs, s’explique aussi par l’interventionnisme des administrateurs. C’est ainsi Peter Fenton, de Benchmark, qui organise l’éviction d’Evan Williams, avec l’objectif de redonner le pouvoir à Jack Dorsey. Mais le coup échoue en partie, du fait de l’opposition d’autres membres du conseil, avant qu’une solution de compromis ne soit trouvée en la personne de Dick Costolo, 46 ans, arrivé un an auparavant dans la compagnie au poste de directeur opérationnel. Cet ancien d’Andersen et de Google devient ainsi le nouveau PDG de Twitter en octobre 2010. Un choix qui permet de donner de la stabilité à l’entreprise, mais ne résout pas la question de l’identité du réseau social.
Sous la direction de Dick Costolo, Twitter passe malgré tout d’une start-up prometteuse à un géant de la tech. La société embauche de nouveaux développeurs qui résolvent les problèmes de plantage, permettent l’insertion de photos, puis de vidéos, et créent des applications pour les mobiles. De 130 salariés en 2010, on passe à 2 700 fin 2013. Et la croissance du réseau est impressionnante. Durant ces mêmes trois années, le nombre d’utilisateurs moyen par mois (les monthly average users, ou MAU) progresse de 50 millions, à 241 millions. Et ces utilisateurs deviennent « monétisables » grâce aux messages publicitaires. Twitter engrange désormais des revenus, en progression là aussi constante : son chiffre d’affaires est multiplié par 23, atteignant 645 millions de dollars pour l’exercice 2013. Cette même année, Twitter est introduit en bourse à New York, ce qui lui permet de lever 1,8 milliard de dollars, et valorise l’entreprise à 14 milliards. Grâce aux actions qu’ils ont conservées, Williams, Stones et Dorsey deviennent multimillionnaires. À l’exception de Noah Glass, les cofondateurs sont tous présents lors de l’introduction en bourse de l’entreprise et font bonne figure. Les conflits semblent derrière eux, surtout que chacun s’est lancé dans d’autres projets. Evan Williams et Biz Stones ont créé Medium, une plateforme de blog à succès, et Jack Dorsey a fondé Square, une entreprise qui propose des solutions de paiement sur mobile.
Twitter est maintenant un géant, mais un géant fragile qui n’arrive pas à devenir profitable. La société multiplie les exercices déficitaires : 80 millions de dollars de pertes en 2012, 645 millions en 2013, 578 millions en 2014… Dick Costolo a beau être un manager sérieux, il lui manque une vision de l’outil qu’il dirige. Cet ancien ingénieur a suivi le chemin fixé par les cofondateurs sans se rendre compte que, du fait de sa croissance, Twitter était devenu une sorte d’espace public mondial. Ce qui implique des responsabilités importantes, notamment en matière d’organisation des débats. Or, le principal mantra de Costolo, c’est le « free speech », une liberté d’expression totale, qui ne connaît aucune censure. « Nous sommes l’aile “liberté d’expression” du parti de la liberté d’expression », explique-t-il en 2011 pour définir les valeurs de la société. À une époque où Twitter est utilisé par des manifestants en Iran ou en Égypte comme par les membres du mouvement Occupy Wall Street contre les dérives du libéralisme, cet éloge de la liberté peut se comprendre. Mais si Costolo avait lu un peu de philosophie politique, il aurait su que ce n’est pas toujours une bonne idée de donner de la liberté aux ennemis de la liberté. Par exemple aux antisémites.
Car ces derniers voient bien qu’ils ont réseau ouvert chez Twitter. Ainsi, en octobre 2012, en France, le réseau laisse se hisser en tendance le hashtag #Unbonjuif, créé par des internautes se voulant drôles mais surtout utilisé pour écrire des messages haineux (« #Unbonjuif est un juif mort », peut-on alors lire). Il faut que l’Union des étudiants juifs de France menace d’un procès pour que Twitter se décide à rendre illisibles certains messages (mais pas tous, la plupart étant toujours en ligne).
On est nuls pour gérer les abus et les trolls, et cela depuis plusieurs années. Ce n’est pas un secret, et le reste du monde en parle tous les jours. On perd abonné après abonné parce qu’on ne répond pas au trolling.
Autre catégorie à se sentir bien sur Twitter, les trolls ou les harceleurs : des hommes pour la plupart, qui envoient des messages haineux et s’en prennent surtout aux femmes. De nombreuses personnalités font savoir qu’elles ont reçu des menaces de mort ou de viol, mais qu’elles ont eu le plus grand mal à obtenir que Twitter les supprime. Saisi de ces questions, Dick Costolo multiplie les messages lénifiants. En 2012, il qualifie les messages haineux d’« horribles », mais annonce seulement un plan pour permettre aux victimes de « cacher les réponses de personnes n’ayant pas d’abonnés ou de photo de profil ». En 2013, c’est la responsable du service Confiance et Sécurité de Twitter, Del Harvey, qui est envoyée à la BBC pour expliquer que son entreprise est bien consciente de ces problèmes, mais qu’elle doit faire « la part des choses » entre les personnes qui reportent des menaces véritables et celles qui veulent faire « taire des personnes avec qui elles ne sont pas d’accord ». Il faut attendre février 2015 pour que Costolo, dans un mémo interne, reconnaisse son immobilisme sur le sujet. « On est nuls pour gérer les abus et les trolls, et cela depuis plusieurs années, écrit-il. Ce n’est pas un secret, et le reste du monde en parle tous les jours. On perd abonné après abonné parce qu’on ne répond pas au trolling. »
Mais cette prise de conscience arrive bien tard. Dick Costolo est déjà sur le départ. Justement à cause des problèmes de recrutement de nouveaux utilisateurs. À partir de 2013, le rythme de croissance des MAU ralentit, jusqu’à faire du surplace autour de 300 millions en 2015. Un niveau qui n’est pas ridicule mais, comme dans le même temps, Facebook affiche plus d’un milliard d’abonnés et que des réseaux plus récents comme Instagram ou WhatsApp sont passés devant, les investisseurs commencent à douter. Le cours de bourse s’en ressent. Après un plus haut atteint à 73 dollars juste après l’introduction, l’action Twitter s’échange fin 2014 autour de 35 dollars. Et l’un des gros actionnaires du réseau en profite pour pousser publiquement un coup de gueule. Dans une longue lettre ouverte publiée en juin 2015, Chris Sacca, patron de Lowercase Capital, donne ses conseils pour que Twitter ne soit plus « trop compliqué », arrête de « faire peur » et que ses utilisateurs ne se « sentent plus seuls ». À Wall Street, où on aime brûler ce qu’on a adoré, le mot d’ordre est désormais : « Twitter n’est plus cool comme avant. »
Une nouvelle période de crise s’ouvre. Costolo, qui avait dit aux administrateurs qu’il était prêt à partir dès la fin de 2014, tout en laissant un an pour lui trouver un remplaçant, prend la mouche quand la lettre de Chris Sacca est publiée. Il annonce en interne qu’il s’en va immédiatement. En catastrophe, le conseil se tourne alors vers Jack Dorsey, toujours président non exécutif, et lui demande de lâcher son poste chez Square pour revenir à plein temps comme PDG de Twitter. « Non, répond Dorsey. Je ferai tout pour aider la société, mais je ne quitterai pas Square. » Le 12 juin 2015, le conseil cède et le nomme PDG, mais uniquement par intérim. Puis, quelques mois plus tard, n’ayant réussi à trouver personne d’autre, voilà Dorsey confirmé à son poste. C’est le retour du fondateur. Et, espère-t-on en interne, du sauveur.