La SNCF entre en zone de turbulences. Le gouvernement a présenté le 14 mars un projet de loi d’habilitation en vue d’une réforme par ordonnances de la compagnie ferroviaire d’ici l’été. Ses objectifs affichés : désendetter, réorienter les investissements vers les trains régionaux et anticiper l’ouverture à la concurrence, en privant notamment les nouveaux embauchés du statut des cheminots. Les cheminots ? Un corps soudé depuis plus d’un siècle par la fierté du rail, puis du service public, par delà des dizaines de métiers. Et l’objet de cette nouvelle série des Jours. Même s’ils restent ultra majoritaires au sein de l’entreprise, ils ne sont plus aujourd’hui que 130 000, contre encore 147 000 en 2010. Le nombre de contractuels recrutés en droit privé, avec moins de protections, progresse, comme le recours à la sous-traitance. Les syndicats, prêts à plusieurs mois de grève, craignent que la réforme accentue cette tendance, dégrade le service et aggrave le désamour entre la SNCF et les Français. Les cheminots s’inquiètent : sont-ils les vestiges d’un monde voué à disparaître ?
La cité cheminote de Chelles et de Brou-sur-Chantereine, en Seine-et-Marne, dans l’est de la région parisienne, a longtemps fait figure de petit coin de paradis, du moins selon les critères de l’entre-deux-guerres : maison individuelle, jardinet et eau courante pour tous. Nous sommes dans les années 1920. Des pavillons sortent de terre pour loger les employés de la gare de Vaires-sur-Marne, en plein essor. D’autres logements suivent, les décennies suivantes, dont une poignée de petits immeubles aux façades roses. Dès la fin du XIXe siècle, les compagnies ferroviaires s’illustrent par leur politique sociale ambitieuse, tant par souci des employés que pour s’attacher une main-d’œuvre stratégique. En 1938, à sa création, la SNCF prend le relais. Aide au logement, services médicaux ou caisse de prévoyance accroissent peu à peu le prestige des métiers des chemins de fer. Mais les temps ont changé depuis l’âge d’or du train. Les cheminots ne représentent plus que 40 % des résidents, le reste du millier d’habitations va à d’autres bénéficiaires de HLM. La cité de Chelles a pris un coup de vieux. Dans les prochaines années, des logements seront démolis, d’autres rebâtis.
Pierres meulières, jardin méticuleux et poulailler dans l’arrière-cour, la maison de Jean-François Denoyelle est l’une des premières à l’entrée du quartier. Entré à la SNCF en 1984, ce quinqua poivre et sel, yeux bleu vif, a occupé presque autant de logements dans la cité que de postes à la compagnie ferroviaire. « La “tour des célibataires”, les premiers mois, puis un T2 allée des Vosges, ensuite un T3, et ici », égrène-t-il, dans son pavillon envahi de souvenirs de voyage et de babioles SNCF. Plus il gagnait en superficie, plus son CV s’étoffait. Débarqué de l’Aisne avec un CAP de menuiserie, il débute à la gare de Vaires, à l’enrayage, qui sert à caler les wagons avec des sabots. Puis exerce comme agent de manœuvre, aiguilleur, agent commercial et, enfin, formateur. Le poêle du salon chauffe à grosses flammes. Représentant SUD Rail au CE, longtemps cégétiste, Jean-François Denoyelle a étalé sur la table des tracts syndicaux, échos de la colère qui monte. Il attend ce soir-là la visite de voisins, qui sont aussi des collègues.
Papa contrôleur. Oncle conducteur. Frère cheminot, neveu cheminot, comme le père de mes enfants.
Dominique Canu, 62 ans, arrive le premier. Vivre à la cité cheminote a longtemps été pour lui la contrepartie d’une disponibilité totale. Électricien de formation, il était en charge de la signalisation. Un poste sensible. Sa ligne, entre Aulnay-sous-Bois et Bondy, était traversée par une dizaine de passages à niveau. Pendant 28 ans, il a fait partie des équipes d’astreinte. « La nuit, le week-end, les jours fériés, les aiguilleurs pouvaient nous appeler pour dépanner les voies. Sept jours sur sept, toutes les six ou sept semaines », décrit-il, manches retroussées jusqu’aux coudes. Retraité depuis quatre ans, il garde un pied chez les cheminots en présidant l’amicale des locataires de la cité. Malgré leur emplacement idéal, à quinze minutes de Paris et de sa gare de l’Est, les pavillons ne font plus autant rêver. « La plupart sont des passoires thermiques. Quand on dit aux locataires qu’ils vont dépenser jusqu’à 2 000 euros de gaz par an, ça les refroidit. » Dominique Canu croise des résidents qui « limitent le chauffage à 15 ou 16 degrés ». Ils vivent sur de petits pécules, comme ces « retraités depuis vingt ou trente ans, qui travaillaient sur les voies, à des travaux très durs », et touchent aujourd’hui moins de 1 000 euros par mois.
Ici, la SNCF n’est pas qu’un employeur, c’est « une grande famille ». L’expression peut sembler galvaudée, mais beaucoup la reprennent à leur compte. Jean-François Denoyelle glisse sur la toile cirée la médaille du travail de son grand-père, cheminot. Edwige Mabillon, qui débarque à son tour, décline son arbre généalogique : « Papa contrôleur. Oncle conducteur. Frère cheminot, neveu cheminot, comme le père de mes enfants. » « Toute ma vie, j’ai pris le train », sourit cette quadra, chargée de recrutement pour les métiers des infrastructures. Alors, oui, la SNCF a beau être critiquée de toutes parts, être cheminote reste pour elle « une fierté ». « Entre nous, on se sent solidaires », intervient Jean-François Denoyelle. « Quand un incident arrive en gare, même hors service, on se présente aux collègues en disant : “Je suis agent SNCF”, renchérit sa collègue. Pas besoin de donner son nom ni son matricule. »
Les cheminots sont aussi liés par leur fameux statut, le « cadre permanent » ou « RH00001 » dans le jargon maison. L’objet de tous les fantasmes. Il contiendrait des « privilèges » qui plomberaient la compétitivité de la SNCF dans sa future concurrence avec le privé. Ce document d’une centaine de pages régit les relations sociales au sein des trois entités du groupe. Pour relever de ce statut, il faut entrer à la SNCF entre 16 et 30 ans (voire un peu plus si l’on a des enfants) et être ressortissant d’un pays de l’Union européenne. Ses principales caractéristiques sont la sécurité de l’emploi, un avancement de carrière par grades et échelons, ainsi que le rattachement à un régime spécial de sécurité sociale. D’autres bonus, comme les « facilités de circulation » ou les 28 jours de congé par an, bénéficient aussi aux contractuels. La principale force d’attraction du « statut » réside dans la protection contre les licenciements économiques, même si les agents peuvent perdre leur poste en cas de sanction. « Quand je demande aux candidats à l’embauche ce que la SNCF va leur apporter, observe Edwige Mabillon, ils répondent souvent : “la stabilité”. »
Si les nouveaux embauchés n’ont plus droit au statut, elle craint que son vivier se tarisse. « On ne reçoit déjà pas beaucoup de candidatures. Qu’est-ce que je vais leur dire, maintenant ? Il y a encore trois semaines, j’étais convaincue qu’il fallait qu’ils viennent chez nous, tous ces jeunes qui sortent de bac pro sans boulot, ou n’ont même pas de diplôme. » Mais à l’avenir ? Déjà que beaucoup de candidats déchantent quand elle leur présente les conditions : « Tu vas travailler en horaires décalés, la nuit, le week-end, les jours fériés et dehors, sous la neige, le soleil, la flotte… », pour 1 250 euros net, auxquels s’ajoutent les primes qui compensent ces contraintes. Les candidats qui s’en accommodent s’embarquent ensuite dans une série de tests de logique, de motricité, de gestion du stress. Chaque tour est éliminatoire. « Quand trois candidats sur douze réussissent les tests psychotechniques, on est contents », assure Edwige Mabillon. Le contrôle du casier judiciaire et la visite médicale de sécurité qui évalue la vue, l’audition ou la consommation de drogues, en évincent d’autres. En tout, le processus peut prendre deux à six mois. Edwige Mabillon se souvient d’un groupe de 1 400 candidats présélectionnés, dont seuls 7 % ont fini par signer.
Je me levais à 6 heures, je rentrais à 17 heures et on me rappelait à 22 heures. J’allais sur le lieu du dérangement, je rentrais à 2 heures, je me rendormais, et parfois, on me rappelait à 3 heures. Il m’est arrivé de travailler plus de 24 heures d’affilée.
Une autre particularité des cheminots tient à leur régime de retraite, même si, au fil des réformes, il converge de plus en plus vers celui du privé. Il n’est pas menacé par les ordonnances, mais pourrait l’être en 2019, dans une refonte plus large de l’assurance vieillesse. Les travailleurs du rail peuvent aujourd’hui cesser le travail entre 50 et 52 ans (suivant leur année de naissance) pour les agents de conduite et 55 à 57 ans pour les « sédentaires ». Une décote s’applique toutefois s’ils n’ont pas travaillé un nombre minimum de trimestres. C’est ce qui est arrivé à Dominique Canu. « À 55 ans, j’aurais touché 69 % de mon ancien salaire, au lieu de 75 %. » Arrivé « en milieu de grille » à la fin de sa carrière, il perçoit aujourd’hui 2 200 euros de retraite. À 54 ans, Jean-François Denoyelle sera lui « libérable » en septembre, mais est forcé d’attendre « 59 ans et 8 mois » pour partir sans pénalité.
Les cheminots voient dans ce régime « spécial », bien que de moins en moins avantageux, la contrepartie d’un vie au boulot souvent pénible. « Je ne fais plus les trois-huit, mais je les ai faits 25 ans », insiste le formateur. Dominique Canu, lui, a travaillé dehors « par tous les temps ». Ses astreintes provoquaient des journées sans fin. « Je me levais à 6 heures, je rentrais à 17 heures et on me rappelait à 22 heures. J’allais sur le lieu du dérangement, je rentrais à 2 heures, je me rendormais, et parfois, on me rappelait à 3 heures. Il m’est arrivé de travailler plus de 24 heures d’affilée. » Assis à l’autre bout de la table, M., lui aussi chez SUD Rail, conduit des trains entre Paris, Provins et Château-Thierry. Deux fois par semaine, il part de chez lui pour 24 heures. La SNCF appelle ça les « découchés ». Quand il finit sa journée en bout de ligne, il dort « dans des foyers SNCF ou à l’hôtel, selon l’endroit ». Tous les trois ans, une visite médicale d’une demi-journée scrute l’état de son cœur, de ses yeux, son éventuel diabète. Il n’a que 41 ans, est encore loin de la retraite, et Denoyelle le chambre : « En voilà un qui devra mourir au travail ! »
Ce soir-là, tous les cheminots promettent qu’ils feront grève les 3 et 4 avril, même si la mobilisation en pointillés, préconisée par les syndicats, s’annonce longue et incertaine. Edwige Mabillon craint de ne pas pouvoir tenir la distance sans salaire, elle qui vit « seule avec trois enfants ». Lutter pour le statut, affirment-ils en chœur, ce n’est pas protéger leur bout de gras, mais le dernier rempart contre une dégradation des conditions de travail et de service, qu’ils jugent intimement liés. Et dont ils assurent voir partout les signes. Edwige Mabillon, qui a longtemps vendu des billets de train, a vécu, « le cœur brisé », la fermeture de deux boutiques SNCF, à Val d’Europe et Noisy-le-Grand. La plupart des agences en ville ont disparu ces dernières années, au profit des guichets en gare et des bornes automatiques. La cheminote y avait pourtant « ses clients », l’impression d’assurer un service de proximité et de « représenter l’entreprise ». « On avait le temps de créer du lien. En les fermant, on suscite de la colère et on creuse notre propre tombe, déjà que les gens ont une sale image de la SNCF… »
Jean-François Denoyelle côtoie quant à lui de plus en plus de collègues qui ne bénéficient déjà plus du statut. Soit parce que la SNCF essaye de filouter en embauchant des contractuels qui auraient droit au cadre permanent, comme cette jeune femme, à la circulation, qu’il a aidée à obtenir gain de cause aux prud’hommes. Soit parce qu’ils sont salariés de filiales et sous-traitants chargés de multiples tâches autrefois confiées aux cheminots, de la maintenance au nettoyage. Le dernier combat syndical en date de « Jef », comme l’appellent ses collègues, est de défendre les employés de plusieurs Ehpad SNCF, des maisons de retraite pour vieux cheminots. Le groupe vient de se mettre en tête de les céder au privé. L’une des salariées a pris la plume pour demander à Brigitte Macron d’intercéder en leur faveur. « Nous sommes fiers de travailler dans cette administration qui représente les valeurs françaises, écrit-elle dans sa lettre. La SNCF est un symbole fort de notre pays et les retraités de cette entreprise, dont nous nous occupons, ont participé à la construction et à la réussite de cette France dont nous pouvons être fiers. […] Nos valeurs et celles de la France ne valent-elles plus rien face au poids de l’argent ? » Pour les cheminots, c’est aussi cet héritage qui se jouera lors des grèves des prochaines semaines. « On est des résistants, soupire Denoyelle. On est le dernier service public. »