Ce mardi 3 avril comme le 22 mars dernier, Martin est en grève pour protester contre la réforme de la SNCF voulue par le gouvernement, à commencer par la disparition du statut de cheminot pour les nouvelles recrues. « Je la trouve injuste », dit-il sobrement, après un silence. Ce matin-là, sous une pluie fine, ce conducteur de train traverse l’esplanade de la gare du Nord, à Paris, et s’y engouffre en tirant derrière lui une petite valise à roulettes. Il sort du foyer Magenta, une résidence adossée à la gare où la SNCF loge ses agents en transit. Martin vient d’y passer la nuit. La veille, il était aux manettes du dernier RER de la ligne B pour l’aéroport de Roissy, arrivé à destination vers 1 heure du matin. Le temps de ramener la rame vide jusqu’à la capitale, il était trop tard pour rentrer dormir chez lui, dans le centre de la France, et reprendre son service dans la capitale en fin de matinée. Martin est un « routard », dans le jargon maison, l’un de ces conducteurs de trains qui résident loin des lignes sur lesquelles ils roulent. Plus des deux tiers des collègues de son dépôt sont dans le même cas. Ils habitent Lille, Dijon ou Orléans, mais travaillent entre Saint-Rémy-lès-Chevreuse et Villepinte, Crépy-en-Valois ou Enghien-les-Bains, pour transporter les passagers des lignes RER et Transilien, parmi les plus fréquentées de France.
Martin est entré à la SNCF il y a une vingtaine d’années. Pour ce quadra comme pour beaucoup de cheminots (lire l’épisode 1, « Derrière la grève, leurs vies sur les rails »), le train est une affaire de famille. Son grand-père et son oncle étaient chefs de gare. Un cousin, cheminot lui aussi, lui a dit un jour : « En ce moment, on embauche. Ça t’intéresse de conduire ? » Martin sortait de l’armée. La proposition tombait « pile poil ». Avec son bac +2, un DUT dans la logistique, il aurait pu intégrer un cursus permettant d’être promu cadre après quelques années de conduite. Mais Martin a attrapé le virus des rails et décidé de snober la formation d’encadrant. « Le métier de conducteur m’a bien plu, sourit-il. Je n’aime pas beaucoup les horaires de bureau, la monotonie dans le travail. J’aime quand ça bouge, quand c’est pas régulier, et qu’il n’y a pas de chef derrière mon dos. »
Sur ce terrain-là, Martin peut être comblé. Le boulot exige de l’autonomie et ne tombe jamais dans la routine. L’Île-de-France défile tous les jours derrière son pare-brise, des friches taguées de la Seine-Saint-Denis aux versants boisés de la vallée de Chevreuse. La ligne B du RER, qui fend la région parisienne du nord-est au sud-ouest, il l’appelle « la ligne des aventuriers ». Deuxième liaison ferroviaire la plus fréquentée d’Europe après le RER A, elle frôle chaque jour le million de passagers. Ses trains, rescapés des années 1970 et 1980, sont à bout de souffle, essorés par l’inflation du trafic. « Pannes, colis suspect, malaises », chaque trajet réserve son lot de péripéties. Seul à bord, Martin transporte aux heures de pointe jusqu’à 2 000 usagers, comprimés dans les wagons accrochés à sa locomotive. Sacrée responsabilité. « C’est pour ça que l’on doit penser sécurité avant tout, explique-t-il d’une voix douce. La sécurité, la sécurité. On est vacciné à ça quand on entre à la SNCF », insiste le conducteur, en mimant une injection dans son bras gauche. Cette vigilance permanente passe beaucoup par « l’anticipation ». La journée commence par un passage au dépôt, où le « GM », le gestionnaire de moyens, l’informe d’éventuelles modifications de son trajet, comme des travaux sur les voies. « Je dois savoir exactement ce que je vais trouver. »
Conducteur est un métier qui demande beaucoup de rigueur, de constance et une bonne hygiène de vie pour être en forme à chaque prise de service.
Ce jour-là, le conducteur doit d’abord embarquer dans la cabine d’un collègue, direction Roissy, pour récupérer un train attendu à Massy-Palaiseau, dans l’Essonne, sur les coups de midi. Une fois installé dans sa propre rame, Martin posera devant lui un iPad avec GPS, sur lequel défileront les stations, les horaires d’arrivée, les vitesses autorisées… Depuis 2016, tous les conducteurs de la SNCF sont équipés de tablettes numériques. Elles remplacent les épaisses liasses de papiers qu’ils trimballaient auparavant dans leur besace. Aux commandes du train, Martin contrôle la vitesse, le freinage, l’œil rivé sur les signaux lumineux qui jalonnent l’itinéraire, le long des rails. Les voies ferrées sont divisées en « cantons ». Seul un train peut circuler sur chacun pour maintenir une distance de sécurité suffisante et éviter toute collision. « Dès qu’un train est présent sur une zone, on voit un feu rouge, qui force à s’arrêter, ou orange, qui oblige à freiner pour stopper au canton suivant. »
C’est ce qui explique parfois l’immobilisation des trains en pleine voie. Martin sait que ces moments de flottement exaspèrent les voyageurs, surtout aux heures de rush. « Leur premier réflexe, c’est de dire : “Qu’est-ce qu’il fait le conducteur ? On n’a pas qu’ça à faire.” Mais la sécurité passe avant la régularité. Les gens ne se rendent pas compte qu’on ne freine pas comme une voiture. Avec 300 tonnes propulsées à 100 km/h, un train de banlieue s’arrête en 500 mètres. » Des systèmes de sécurité sont prévus pour arrêter le bolide en cas de défaillance du chauffeur. Martin les appelle le « filet de l’acrobate », mais s’applique à ne jamais tomber dedans. « Conducteur est un métier qui demande beaucoup de rigueur, de constance et une bonne hygiène de vie pour être en forme à chaque prise de service. »
Il y a beaucoup moins d’actes de malveillance quand on prend soin des gens que quand on les considère comme du bétail en les promenant dans des tas de ferraille.
Les premières années, le rythme de travail peut s’avérer éreintant. Pour quelque 1 500 euros net par mois, « un jeune aura beaucoup de prises de service à 3 ou 4 heures du matin et de dimanches travaillés ». Avec l’ancienneté, la cadence s’adoucit « pour des raisons physiologiques » – « Passé 40 ans, se lever à 4 heures, ça pique vraiment… » Et le salaire augmente. Après vingt ans de carrière, Martin gagne 3 000 euros, primes comprises. Il commence moins souvent qu’avant aux aurores, travaille environ deux week-ends sur cinq, contre plus de trois dans ses jeunes années. Il connaît aussi ses plannings plus longtemps à l’avance, ce qui facilite la conciliation avec sa vie privée, mais ça n’a pas toujours été le cas. Sur l’iPad, Martin déroule des tableaux sophistiqués où sont détaillés les trajets, les jours de congés et les « dispos », ces journées de travail dont il ne connaît pas encore le contenu. À chaque service, les trains s’enchaînent. « C’est le côté stressant de la banlieue, c’est très speed », relève Martin. Arrivé en bout de ligne, il n’a parfois que huit minutes pour quitter sa cabine, rejoindre l’autre bout du quai et repartir en sens inverse. Aux heures de pointe, l’exercice vire à l’épreuve olympique. Prenez le train arrivé de Pontoise à Paris-Nord vers 7 heures. Les passagers descendent, d’autres montent, c’est la cohue. Martin doit fendre la foule, remonter la marée humaine à contre-courant ou la contourner en s’échappant par l’entresol de la gare. « Il arrive que le train reparte avec quelques minutes de retard rien que pour ça. »
Les passagers ignorent souvent tout de cette mécanique d’horlogerie. Comme beaucoup de ses collègues, Martin a connu les insultes, « les mots qui piquent », comme il dit. « Dès qu’il y a un souci, même cinq minutes de retard, on entend souvent : “Avec les avantages que vous avez…” » En remontant le quai pour rejoindre sa cabine, le conducteur a déjà vu s’élever des bras d’honneur. « C’est par période. Quand il y a un gros conflit, l’effet médiatique joue beaucoup. » Il subit aussi parfois les « malveillances », comme des alarmes déclenchées sans raison. « Il ne faut pas croire que c’est toujours le fait des “racailles”. Des hommes en cravate et attaché-case qui tirent la sonnette parce qu’ils sont mécontents, j’en ai vus. » Sans excuser le vandalisme, Martin l’estime souvent corrélé à la dégradation du service. Le train fait aussi partie de la vie de ses passagers. Ils y passent deux heures par jour, comptent sur sa ponctualité pour aller chercher le petit chez la nounou, arriver à l’heure à un examen… « Il y a beaucoup moins d’actes de malveillance quand on prend soin des gens que quand on les considère comme du bétail en les promenant dans des tas de ferraille », juge Martin. Il en veut pour preuve la nouvelle ligne H du Transilien, qui chemine jusqu’à Creil, dans l’Oise. Des « rames magnifiques », œuvres du groupe canadien Bombardier, à mille lieues des RER B fatigués. Martin s’enthousiasme : « Pas de panne, du confort pour les voyageurs. Les gens sont contents. » Et moins prompts à pratiquer le « cheminot bashing ».
Si le conducteur se met en grève, c’est aussi parce qu’il est las d’entendre les cheminots accusés de « tous les maux du pays ». Selon le gouvernement, le statut dont il bénéficie, comme 130 000 de ses collègues, coûterait trop cher à la SNCF dans sa prochaine concurrence avec des entreprises privées. Adhérent FO mais sans mandat syndical, Martin s’agace. « Les 47 milliards d’euros de dette ne sont pas liés au cadre permanent, mais aux infrastructures. Les politiques nous aiment bien quand il s’agit d’amener des lignes LGV sur leur territoire, et après ils disent qu’on coûte trop cher… » Les projets du gouvernement, soutient-il, sont « idéologiques ». « Il faut casser du cheminot pour casser du cheminot, parce qu’on est un symbole de résistance. » Martin ne se plaint pas de son boulot, mais ne se vit pas pour autant comme un nanti. « J’ai des contreparties qui pallient des inconvénients. Les uns comme les autres font partie du métier. »