«On est descendus voir la scène. C’est très petit, ça ne va pas être rentable pour moi. » À 42 ans, Christine Berrou a du flair. Humoriste depuis dix-sept ans, elle a écrit trois spectacles, publié plusieurs bouquins sur son art, participé à quatre saisons du Jamel Comedy Club sur Canal+ et travaille la journée comme autrice pour la chronique sur RTL de l’imitateur Marc-Antoine Le Bret. En parallèle, à Paris et ailleurs, elle continue de fréquenter les plateaux de stand-up, ces événements où plusieurs humoristes sélectionnés par un organisateur se relayent sur scène pour jouer des passages de leurs sketchs. « Je dis souvent oui aux scènes que je ne connais pas, parce que je continue de cartographier tous les comedy clubs de Paris », confie-t-elle. Ce jour-là, deux jeunes stand-uppeurs, enthousiastes et volontaires, ont convié l’humoriste et chroniqueuse dans le sous-sol d’un bar du Ve arrondissement de la capitale. Des plantes tapissent le mur au fond et ornent un néon rose qui forment les lettres « Noddi », le nom de l’établissement. On est un mardi soir pluvieux d’un hiver qui joue les prolongations et une dizaine de personnes seulement se sont déplacées pour assister au plateau. Pas sûr que Christine Berrou y reviendra.
Les scènes comme le Noddi prolifèrent à Paris. En un peu plus de dix ans, le stand-up est devenu le truc à la mode en France. Personne ne peut y échapper. Ni les théâtres, ni les télés, ni les radios. Démocratisé par le Jamel Comedy Club à partir de 2006, ce style a donné naissance aux humoristes qui (sur)peuplent aujourd’hui les médias. Sans parler des réseaux sociaux, où chacun y va de sa vidéo d’« impro » captée sur scène pour agréger des followers. Cette déflagration emporte tout le monde et souffle un vent de fraîcheur sur l’industrie du spectacle vivant, où l’humour représente dorénavant 27 % du volume total des spectacles de musique et de variété, selon le panorama de la diversité 2023 du Centre national de la musique (CNM). Et ces quatre dernières années, le nombre de spectacles d’humour déclarés a encore grimpé de 5,9 %, selon Romain Laleix, directeur général délégué du CNM.
Pas mal pour un genre comique venu du XIXe siècle… et du journaliste et écrivain américain Mark Twain, qui se produisait lors de conférences comiques. La forme de monologue telle qu’on la connaît aujourd’hui
En France en 2024, on n’en est pas encore là. À l’ombre des grandes stars qui remplissent les Zénith, une frange des humoristes de stand-up forment une classe laborieuse : les travailleurs du rire. Ces petites mains du secteur exercent chaque soir leurs blagues, comme un muscle, en parcourant Paris, et évoluent dans un environnement de plus en plus concurrentiel, solitaire et hostile. Et l’émergence au début de l’année 2024 du mouvement #MeToo stand-up bouscule par ailleurs un milieu qui ressemble encore souvent à un boys’ club
La première fois de Christine Berrou remonte à 2008, au théâtre Le Bout, dans le IXe arrondissement de Paris. Le producteur Gérard Sibelle, découvreur de Laurent Gerra et de Florence Foresti, la convie alors sur un plateau « féminin ». « J’étais terrorisée », se souvient l’intéressée, qui avait démissionné un an plus tôt de Ouest-France, où elle travaillait comme journaliste. Malgré la peur, cette première se déroule sans accroc, dans une « petite salle blindée de monde ». Elle y fait la rencontre de l’humoriste et future actrice Nora Hamzawi, à qui elle tire les cartes du tarot. « J’avais fait un tirage magnifique ! Je lui avais dit qu’elle allait avoir un destin incroyable, et vous voyez… » souffle-t-elle, un léger sourire en coin. Mais avait-elle vu venir celui du stand-up français ?
En 2010, on compte sur les doigts d’une main les scènes ouvertes, où, à la différence des plateaux, les artistes ne sont pas sélectionnés par un organisateur. Les humoristes s’accrochent au Fieald, la plus ancienne de la capitale, lieu fourre-tout du IXe arrondissement où « un humoriste stressé peut succéder à un danseur endiablé avant de laisser place à un solo de banjo », comme le vante le site internet du lieu. Mais les comiques y trouvent leur compte en attendant l’émergence d’autres lieux. Au Pranzo, boulevard de Bonne-Nouvelle, sur le trottoir en face du Jamel Comedy Club, on pousse les tables du restaurant tous les jeudis soirs. Le patron Emmanuel Smadja fabrique alors une scène ouverte de fortune, qui deviendra un endroit de villégiature pour les jeunes Bérengère Krief, Kev Adams, Kyan Khojandi, Guillaume Meurice, Nadia Roz, Baptiste Lecaplain. La bande du Pranzo se connaît tellement bien qu’elle organise des « soirées échangistes » : les humoristes intervertissent les sketchs, s’imitent les uns les autres. « On se contentait de peu à l’époque, raconte encore Christine Berrou. On ne sortait pas de notre zone de confort, on jouait tous les mêmes sketchs. Alors qu’aujourd’hui je prends des risques tous les soirs »
Plus ou moins à la même période, un certain Kheiron, éducateur dans un collège de Pierrefitte-sur-Seine, en Seine-Saint-Denis, crée le Bordel Club au théâtre Montmartre Galabru, dans le XVIIIe arrondissement, avec Kyan Khojandi et Bruno Muschio, alias Navo. Un laboratoire de vannes à l’identité très marquée. Le Franco-Iranien vient de l’improvisation et consomme surtout du stand-up anglophone : Jerry Seinfeld, Chris Rock, Eddie Izzard… Sur son plateau, il programme Bun Hay Mean, Seb Mellia, Farid Chamekh ou Alexis Macquart. Certains ont déjà participé au Jamel Comedy Club et ajoutent un peu de son esprit. C’est dans ce même « Bordel » qu’en février 2011 Merwane Benlazar, âgé de 16 ans, fait ses premiers pas dans le stand-up. Porté par sa bande de potes du collège, avec qui il suivait les cours de théâtre dispensés par Kheiron, il joue un numéro qu’il a écrit lors des ateliers. « Il n’y avait pas beaucoup de scènes où faire du stand-up, se remémore le jeune barbu, 29 ans aujourd’hui. C’était le meilleur endroit pour commencer. Il y avait une grosse programmation et un gros chapeau. » Traduction : une belle rémunération en liquide. Ses premières blagues ? Des jeux de mots comme « Sarah croche » ou « Sarah quête ». « C’était grave, mais j’avais 16 ans, il faut me pardonner », commente-t-il. Merwane Benlazar ressort du Bordel Club galvanisé et revient chaque lundi après les cours.
Petit à petit, un style s’affirme chez les humoristes. Ils parlent de leur vie intime, de leur identité et livrent des observations sur leur quotidien. Une façon de performer à rebours de l’humour français imprégné de personnages et de déguisements, l’école qui va de Fernand Raynaud à Pierre Palmade. Un nouveau ton que le milieu culturel regarde avec un certain snobisme : « C’était du style : “Ça y est, ils veulent tous faire comme Jamel” », se souvient Christine Berrou. Depuis son canapé, planté derrière la caméra de son ordinateur, Urbain, 37 ans, casque sur la tête et micro main comme s’il était sur scène, règle le son et déroule auprès des Jours. En 2012, il vit en Espagne, où il triple un master 1 en droit. « Je me fais chier, donc je télécharge comme un porc sur YGGTorrent et je découvre Louis C.K. » Au bout de deux minutes, c’est la claque. « C’est incroyable, ce truc. » Urbain s’installe à Paris, se verrait bien journaliste dans une rubrique qui ne le « fait pas trop chier ». Il est embauché chez Topito, un site qui fait des classements en ligne et, grâce aux « conneries » qu’il a déjà écrites sur Internet, il profite d’une totale liberté de ton.
En plus, il envisage de suivre les pas de Louis C.K., « mais le stand-up français, je trouvais ça nul à chier », avoue-t-il : « Il n’avait rien de naturel. Il y avait un phrasé bizarre, un peu théâtral. Quand tu regardes les premiers sets, ils ont tous ce phrasé chelou qui a longtemps été moqué. » Le jeune snob est aussi bilingue, il trouve un plateau anglophone au SoGymnase, sur les Grands Boulevards, et débute avec Blanche Gardin, Sebastian Marx et Adrien Arnoux. Ce dernier, un gringalet blond à moustache, parle la même langue qu’Urbain
Ils étaient plus vieux. Ils vivaient avec l’argent des chapeaux, certains avec des tafs à côté quand d’autres logeaient chez leurs parents. Mais tous les soirs, ils jouaient du stand-up.
En 2013, la flopée d’humoristes se donnent rendez-vous au Paname Art Café, un comedy club ouvert en 2008 dans le XIe arrondissement par Karim Kachour. Le club devient petit à petit un lieu d’émulation
Le jeune Merwane Benlazar traîne aussi dans ce café. Il vient tester ses blagues sur la scène ouverte de la fin d’après-midi, le Labo du rire. Il gagne quelques sous devant une dizaine d’inconnus, de quoi satisfaire ses ambitions d’adolescent, tout en côtoyant les plus grands, auprès desquels il apprend. « Ils étaient plus vieux. Ils vivaient avec l’argent des chapeaux, certains avec des tafs à côté quand d’autres logeaient chez leurs parents. Mais tous les soirs, ils jouaient du stand-up », raconte aujourd’hui l’humoriste. En 2016, il met en pause sa jeune carrière pour une licence administration économique et sociale à Paris-VIII Vincennes, pile à une période où les plateaux indépendants, montés à la force des bras par des humoristes motivés, se multiplient dans les bars de Paris : L’Underground, Topito, puis le One More Joke, L’Inglorious, Dimanche Marrant, Laugh Steady Crew… Au point que, lorsque Merwane Benlazar revient sur scène à la fin de ses études, le monde a changé.