À Longyearbyen (Norvège)
Il paraît qu’ici, c’est nulle part. Si loin des continents vivants qu’un tiers de l’année, les rayons du soleil s’économisent la peine d’y arriver. Si loin encore que Longyearbyen, la dernière frontière habitée, n’attirerait que les fous, les fuyards et les aventuriers. Ceux-là qui n’aiment que les limites poseraient leurs valises dans le village le plus septentrional du monde, ici où il n’y a plus rien à franchir, au sommet du globe, au bout du chemin. Nulle part.
Quand, il y a deux ans, nous sommes arrivées à Longyearbyen avec la photographe Axelle de Russé, je me suis demandé qui pouvait bien vouloir habiter sur les rives de cet immense caillou glacé, plongé dans l’obscurité entre le 26 octobre et le 16 février. Les fous, les fuyards et les aventuriers vivaient quatre mois par an sans aube, depuis que la terre tournait. Ce 21 novembre 2016, nous avons donc laissé le soleil derrière nous dans le ciel, quelque part au-dessus de la Norvège. Il a disparu lentement sous l’horizon dans un incendie de couleurs roses et orangées avant que le petit avion ne fonde sur la nuit perpétuelle, « la nuit polaire », dit-on.
Ce jour-là, nous venons d’atterrir dans le dernier aéroport avant le pôle Nord – à 1 000 km de là –, accueillies par un ours blanc empaillé, immense protecteur d’un tapis roulant qui déverse des valises au compte-gouttes. Sous les néons, la poignée de voyageurs, qui sait où aller, enfile à la hâte les couches de pulls, les doudounes, les bonnets molletonnés avant de disparaître dans la porte tambour et d’affronter le vent qui cogne dur sur les baies vitrées. Nous montons ensuite dans un grand bus désert conduit par une chauffeuse tatouée aux cheveux rouge flamboyant et nous devisons avec Rengi, un Belge aux yeux gris, chasseur d’aurores boréales, sur le point de réaliser le rêve de toute une vie. Ensemble, nous entreprenons la route givrée qui longe la mer du Groenland, noire d’encre et sans étoile comme la voûte qui s’y reflète. Tout droit jusqu’à Longyearbyen, la capitale du Svalbard, un archipel arctique de la taille de la Belgique et des Pays-Bas réunis, sis au-delà du cercle polaire.
Il est 13 heures passées mais il pourrait être minuit et Longyearbyen ressemble à ce qu’elle est depuis plus d’un siècle : une petite cité minière bâtie à l’ombre d’un collier de montagnes, au bord d’un fjord qui gèle dès la fin de l’été. À travers la vitre du grand bus, pour la première fois, nous observons la vie de ses 2 000 habitants, à la lumière crue des lampadaires et des guirlandes de Noël déjà tendues entre les petites baraques multicolores posées en désordre. D’ordinaire, à cette période de l’année, la ville est couverte par un épais manteau blanc qui réfléchit le peu de lumière. Mais cette année-là, la neige est restée accrochée aux nuages. Les flocons ont été remplacés par « un phénomène météorologique extrême » : il a plu sur le cercle polaire. Ce 21 novembre 2016, le Svalbard – littéralement « la côte froide » – ressemble plus que jamais au sommet d’un crâne chauve, luisant et inhospitalier.
Nous ne sommes pas arrivées là par hasard. Un ami climatologue nous avait assuré que si nous voulions travailler sur le réchauffement climatique, il fallait commencer par là. Longyearbyen est la sentinelle de la catastrophe planétaire à venir, le laboratoire de ce qui nous attend tous, dans trente, cinquante, peut-être cent ans. À cause d’un phénomène scientifique appelé « amplification polaire », l’archipel se réchauffe en moyenne deux fois plus vite que le reste de la planète. Tous les yeux des experts sont fixés sur lui. Glaciologues, climatologues, météorologues mesurent à chaque minute de chaque heure la glace qui fond, la température de la mer qui grimpe, la force des courants et des vents, les trajectoires des ours polaires affamés, celles des oiseaux et des poissons qui dérivent dangereusement.
Bien sûr, d’autres journalistes ont raconté les îles englouties par les eaux du Pacifique, les réfugiés qui fuient les zones devenues désertiques. Mais le Svalbard, lui, est sous souveraineté norvégienne. Le pays le plus riche du monde a les moyens de protéger ses 2 000 résidents. Avec ses millions, sa technologie avancée, la Norvège va-t-elle réussir à remporter la bataille climatique qui s’annonce ? Pendant deux ans, au gré de nos allers et venues, nous avons suivi le quotidien des habitants qui change doucement à mesure que les températures augmentent. La petite ville du pôle qui a vécu à l’abri de tout depuis que le premier mineur de charbon est venu s’y installer, en 1906, est devenue comme une boule à neige que l’on secoue. Le décor et les petits personnages factices restent en place, mais les flocons retombent ailleurs, en tourbillon, là où l’on n’aurait jamais cru qu’ils pouvaient se poser.
Quand nous mettons le pied à Longyearbyen pour la première fois, le processus est déjà bien avancé. Le mercure descend à peine en dessous de zéro, quand il aurait dû chuter à moins 15°C. La petite capitale entre alors dans son 72e mois de températures au-dessus des normales de saison. Six ans que le thermomètre se détraque et pourtant, nombre de Svalbardiens croient encore vivre « dans l’endroit le plus sûr du monde », ainsi que nous l’ont dit plusieurs d’entre eux. Une ville protégée par la cloche de sa boule à neige, échappant aux tracas du reste de l’humanité : la crise, le chômage, la criminalité.
Anders Haugerud, 42 ans, n’est pas loin de le croire. Quand nous le rencontrons pour la première fois, le flegmatique policier vient tout juste de prendre son poste « dans le commissariat le plus au nord du monde ». Il se félicite de cette promotion – réservée aux officiers expérimentés – dans l’archipel, où aucun secours majeur « ne peut arriver avant 24 heures ». De l’expérience, l’athlétique fonctionnaire en a à revendre, lui qui a passé toute sa carrière à la brigade des mineurs d’Oslo – la capitale de la Norvège – à recueillir la parole d’enfants (victimes ou auteurs), de parents à la dérive et de mères victimes de violences.
Ce jour-là, vers midi, quand nous grimpons à bord de son pick-up, Anders Haugerud est persuadé d’être le plus chanceux des hommes. Le fonctionnaire scrute l’horizon givré de ses yeux bleus, inspire à pleins poumons avec l’air de contentement qu’aurait un gourmand sortant d’un banquet. Le devoir l’appelle : un citoyen dont il tait le nom – « parce qu’ici, tout se sait » – vient de signaler qu’un renne s’est coincé la patte dans une barrière. Les bêtes se sont toujours promenées sans crainte aux frontières du village. Il n’est pas rare de les croiser, le museau plongé dans la neige ou longeant tranquillement le fjord, le regard perdu vers la mer. Sans prendre la peine d’allumer son gyrophare, le fonctionnaire vole donc à son secours. Comme souvent, la route polaire est déserte, mais de part et d’autre, les Svalbardiens vaquent à leurs occupations, un sac de courses ou un enfant en combinaison à la main. Le centre est construit comme celui d’une ville de western : une rue principale et, de chaque côté, les échoppes et le bar construits sur pilotis. Les petites maisons pointues et multicolores ont souvent de grandes baies vitrées, laissant voir les intérieurs toujours illuminés. Sur les rebords, les Svalbardiens y déposent des bougies, des bibelots ou des peluches pour attirer le regards des badauds. Plus haut, la petite église en bois rouge regarde de haut ses ouailles qui avancent sur la glace en tenue de ski.
La cellule a servi une, peut-être deux fois cette année. Je crois que c’étaient des hommes saouls qui s’étaient battus au pub.
Dix minutes plus tard, nous retrouvons le quadrupède à fourrure blanche s’égayant tranquillement sur le bord du bitume : il s’est libéré tout seul. Professionnel, le policier descend vérifier que tout va bien. C’est le cas, il remonte à bord de son pick-up. « Il y a trois jours, nous n’avons pu éviter le pire, commente tristement Anders, à nouveau derrière son volant. Un renne s’est jeté du haut d’une falaise, nous sommes arrivés trop tard. Évidemment, nous avons ouvert une enquête. » Après investigation, les officiers ont pu remonter le fil jusqu’au coupable : un chien a échappé à la surveillance de son propriétaire et s’est élancé à la poursuite de l’animal polaire, l’effrayant au point qu’il bascule dans le vide. « Les propriétaires de chiens doivent toujours les tenir en laisse. Nous lui avons fait payer une amende. »
Sa mission accomplie, Anders nous fait visiter le commissariat : un couloir blanc et quatre portes orange, au rez-de-chaussée du gouvernorat du Svalbard (l’équivalent d’un conseil régional, l’autorité politique de la Norvège sur l’archipel). Amusé, le policier nous ouvre la porte de la seule et unique cellule du Svalbard. Trois mètres sur quatre de béton gris, une lucarne en verre épais et un matelas plastifié, jaune et flambant neuf. « Elle a servi une, peut-être deux fois cette année, hésite l’officier fraîchement arrivé. Je crois que c’étaient des hommes saouls qui s’étaient battus au pub. » Selon les archives du SvalbardPosten, l’hebdomadaire local, l’été précédent, un supporter allemand a également brièvement occupé la geôle. Le fait divers avait fait les gros titres : déterminé à taguer les initiales de son club fétiche, le SG Dynamo Dresde, sur le sommet du monde, le hooligan avait été pris la bombe dans le sac, puis expulsé vers son pays.
« Pour ne rien cacher, ici, le principal fléau pour la police, c’est la cuisine sous l’emprise de l’alcool, constate Anders, sûr de lui.
Pardon ?
Nous avons aussi quelques accidents de motoneige, des conduites en état d’ivresse et même quelques vols… Mais ce sont des gens qui se sont trompés de paire de chaussures en sortant bourrés du pub – Le Svalbar. Ils nous appellent pour se dénoncer dès le lendemain ou ils le signalent sur la page Facebook du village pour les rendre à leurs propriétaires. L’affaire est rapidement classée. Non, le véritable problème ici, c’est la cuisine sous l’emprise de l’alcool. »
Le policier détaille : en rentrant chez eux après une soirée arrosée, certains habitants de Longyearbyen ont la fâcheuse manie de se faire cuire « un morceau de bacon ou une pizza » et s’endorment ensuite en oubliant d’éteindre le four. Les alarmes à incendie se déclenchent alors, imposant l’intervention des policiers. « Déjà cinq fois la semaine passée ! », rouspète l’ancien de la brigade des mineurs, assis dans la salle de conférence boisée du gouvernorat.
En 2014, le New York Times avait assuré qu’en Europe, le Svalbard était « ce qui se rapprochait le plus d’une société sans crime ». Il est vrai qu’à Longyearbyen, jamais personne ne verrouille sa porte d’entrée et tout le monde laisse ses clefs sur le démarreur des scooters des neiges. Quant aux enfants, ils vont et viennent librement, sous le regard bienveillant de la petite communauté « où tout le monde se fait confiance et se connaît », disent souvent les Svalbardiens.
Anders n’est pas loin du constat du quotidien américain : « Je ne vois pas comment des criminels pourraient s’enfuir d’ici. Ils devraient prendre l’avion ou le bateau mais nous les aurions déjà rattrapés. Et puis, l’argent est souvent le mobile, or ici, non seulement les gens n’ont pas envie de se faire expulser, mais ils n’ont pas de problème d’argent. » Le Svalbard est en effet régi par un contrat social unique au monde : les pauvres – chômeurs, SDF, retraités aux petites pensions – et les malades en sont systématiquement bannis.
La logique est implacable : ceux qui restent n’ont pas de problème d’argent. Et tous ceux que nous avons interrogés semblent se plier de bon cœur à cette règle incroyable. Comme ils ne payent pas d’impôts, ils ne peuvent prétendre à aucune des aides sociales norvégiennes (allocations chômage, sécurité sociale, logement social…) et ceux qui n’ont pas les moyens de subvenir à leurs besoins doivent quitter l’archipel. De gré ou de force. « Mais ils le font toujours d’eux-mêmes, indique le policier. Ils savent que c’est “le deal”. Ici, les conditions sont trop extrêmes pour vivre sans abri ou en étant malade. » Un « deal » qui promettait de belles années devant eux aux habitants de l’endroit « le plus sûr du monde ». Du moins, le croyaient-ils.
Sous la boule à neige, le réchauffement climatique a commencé à changer la destinée des hommes et des femmes de Longyearbyen. Kim Holmén, le sage météorologue de l’Institut polaire norvégien, résident du Svalbard depuis vingt ans, date même le début du changement : « Après la catastrophe du 19 décembre 2015, la confiance de la communauté dans sa sécurité a commencé à se fissurer. » C’était un samedi, une avalanche est survenue.