Fixes, qui filment en permanence. À dôme, pivotant pour mieux capter ce qui se passe aux alentours. Multi-objectifs, enregistrant tout à 360 degrés. En une décennie, les caméras ont envahi Nice. Elles étaient 220 lorsque Christian Estrosi s’est installé à l’hôtel de ville, en mars 2008. Elles sont aujourd’hui 3 800, faisant de Nice la ville la plus vidéosurveillée de France.
Emmanuel Aguera nous a donné rendez-vous place Garibaldi, dans le centre historique de la ville. Il lève le doigt : « Regarde, en voilà une. » Des dizaines de caméras nous scrutent. L’homme est de ceux que l’on croise sur toutes les luttes, noyau dur des défenseurs niçois de liberté, qui ne compte pas énormément de combattants. Le soleil brille tandis qu’il commande un verre. Pin’s du drapeau palestinien et de la Ligue des droits de l’homme (LDH) luisent sur son chapeau de paille. Année après année, le militant de la LDH observe son association dénoncer sans grand succès les dérives technopoliciaires du maire Christian Estrosi. « Nice a toujours cultivé une sensibilité aux questions sécuritaires », regrette-t-il. Depuis deux ans, son association fait face à un nouvel adversaire : le projet « Safe City » de Thales.
Fleuron de l’industrie française, présent dans l’aérospatial, les technologies de pointe, la défense et la sécurité, l’imposant groupe a signé en 2018 un partenariat avec la ville de Nice. Pendant trois ans, Thales a carte blanche pour y déployer ses technologies sécuritaires. Une ville transformée en terrain d’expérimentation, avec un objectif : construire un territoire numérique et surveillé, où la technologie se met au service de la sécurité.
L’histoire sécuritaire niçoise bascule le 14 juillet 2016. En début de soirée, un terroriste fonce sur la promenade des Anglais à bord d’un camion et tue 86 personnes. La veille, il avait commis plusieurs infractions dans la ville, sans que les nombreuses caméras ne sonnent l’alerte. « Elles n’ont servi qu’à alimenter les réseaux sociaux en images trash », analyse le sociologue Laurent Mucchielli, spécialiste de la vidéosurveillance. Un échec réfuté par Christian Estrosi qui, plutôt que de désavouer son système, considère les dispositifs en place insuffisants. Décision est prise. Sa « ville martyre » deviendra la première « Safe City » française. Des discours largement réactivés par le récent attentat de la basilique de Nice, le 29 octobre dernier, qui a fait trois victimes.
« “Safe City” et “Smart City” sont les deux faces d’un même projet technosolutionniste qui prétend pouvoir gouverner un peuple comme on gère un système informatique », écrivent Yaël Benayoun et Irénée Régnauld dans leur ouvrage Technologies partout, démocratie nulle part. Au cœur des discours des professionnels de la sécurité, le second s’inspire directement du premier. Le principe de la « Smart City » : utiliser les nouvelles technologies pour penser des services publics
Stationnement gênant, vol, trafic de drogue, crime, terrorisme… Qu’importe la gravité des faits, la technologie est censée répondre à ce « sentiment d’insécurité », élément de langage dont abusent certains politiques. « Ces propos légitiment le recours à des technologies de plus en plus invasives, alors que la vidéosurveillance ne sert que dans 1 à 2 % des enquêtes de police », clarifie Laurent Mucchielli. Preuve en est avec la loi « Sécurité globale », en débat actuellement à l’Assemblée nationale, dont nombre d’amendements veulent instaurer des outils technologiques de surveillance, de caméras-piétons posées sur les policiers en drones chassant les rodéos urbains.
L’objectif final est d’aider les villes à être plus résilientes et pouvoir s’organiser et se reconfigurer plus rapidement dans différents cas de crise.
D’après le Comité de la filière industrielle de sécurité (Cofis), un organisme de réflexion qui réunit les grands acteurs privés et publics, ce juteux marché de la sécurité représente 30 milliards d’euros de chiffres d’affaires annuel et 300 000 emplois en France. La norme est au mélange public-privé. Marseille a lancé un observatoire du big data censé prédire l’insécurité avec Engie Ineo. Le géant chinois Huawei a offert 240 caméras théoriquement capables de procéder à de la reconnaissance faciale à la ville de Valenciennes. Coût total : 2 millions d’euros.
À Nice, la « Safe City » de Thales se chiffre à 25 millions d’euros, dont 10,9 millions d’euros directement extraits des caisses de la Banque publique d’investissement. « L’objectif final est d’aider les villes à être plus résilientes et pouvoir s’organiser et se reconfigurer plus rapidement dans différents cas de crise », se vante Thales. Nice, bourgeoise et ancrée à droite, présente toutes les caractéristiques du terrain d’expérimentation idéal, d’autant plus que ceux qui la peuplent s’habituent peu à peu à la surveillance tant les projets s’y multiplient.
En 2018, la mairie de Nice testait déjà « Reporty », une application pour smartphone qui permettait au témoin d’une incivilité de filmer en direct l’incident et de le transmettre au centre de vidéosurveillance de la police municipale. Un dispositif retoqué par la Cnil, la Commission nationale informatique et libertés. Début 2019, la ville déployait un logiciel de détection d’émotions dans les tramways avec la start-up Two-I. L’identification par les caméras de plusieurs individus semblant stressés pouvait aboutir au déclenchement d’une alerte à la police. Il fut stoppé, peu concluant. En 2019, le carnaval de Nice était le théâtre de la première expérimentation de reconnaissance faciale dans l’espace public en France. Une réussite, dixit Christian Estrosi. La Cnil, elle, pointe un bilan d’expérience ni fait ni à faire ne permettant pas de tirer de conclusions sur la réussite du projet.
À Nice, Thales est à la tête d’un consortium d’une quinzaine de sociétés – dont d’autres leaders de la sécurité, comme Idemia. Une convention scelle le partenariat avec la municipalité. « Quand on la lit, on constate que l’objectif est de centraliser l’ensemble des données de vidéosurveillance et de créer un fichier complet », s’insurge Patrick Allemand. Le vieux loup socialiste, opposant de longue date à la politique estrosienne, fut l’un des quatre élus à s’abstenir lors du vote de l’expérimentation par le conseil municipal le 7 juin 2018. « S’il est mis entre de mauvaises mains, le projet peut aboutir à de la surveillance de masse », s’inquiète-t-il.
C’est très dérangeant. La sécurité publique passe au second plan derrière les ambitions commerciales des sociétés du consortium.
Son acolyte abstentionniste Paul Cuturello, conseiller municipal membre du Parti socialiste, partage son point de vue. Dans le flou sur les détails du projet, il a interrogé la municipalité sur certaines phrases de la convention alarmantes à ses yeux. Une première évoque le fait que « faire visiter la solution “Safe City” […] est un support commercial très important dans le marketing de l’offre sur la scène internationale ». Autrement dit, Thales s’offre avec Nice une carte de visite exceptionnelle. L’industriel français s’inquiète aussi dans le document d’un potentiel « changement de paradigme et des politiques qui placeraient la sécurité sur un second plan ». Pour que le projet fonctionne, la mairie doit continuer à mettre la sécurité en haut de sa pile de dossiers. Dans ce document, la sécurité publique, affaire de l’État, se heurte aux intérêts d’entreprises dont l’objectif est de générer du profit à travers ces technologies, et donc de s’assurer que les questions liées à la sécurité restent une priorité pour la mairie de Nice. « C’est très dérangeant, pointe Paul Cuturello. La sécurité publique passe au second plan derrière les ambitions commerciales des sociétés du consortium. »
Président de l’association Tous Citoyens ! et ancien candidat à l’élection municipale de 2020, David Nakache se désespère de l’opacité de la majorité et de Thales. « Il n’y a aucun débat public, pas d’interpellation en conseil municipal, pas d’appropriation ou d’information citoyenne. La ville se contente d’éléments de langage. » Lors de notre prise de contact avec la mairie de Nice, notre demande d’interview est balayée d’un revers de main, on nous renvoie vers un document Word prémâché et un pdf qui n’apportent aucun élément concret sur le projet. Pour la municipalité, une carte dessinant le périmètre d’action et un texte de deux pages semblent suffisants pour saisir les subtilités d’un projet qui invite la surveillance dans le quotidien des Niçois pendant trois ans.
Contactée par Les Jours, Thales a décliné nos demandes d’entretien, répondant à nos interrogations par écrit. L’entreprise précise que sa « Safe City » est en conformité avec le RGPD
Thales se montre plus loquace lorsqu’elle s’adresse aux siens, à savoir l’Association nationale de la vidéoprotection (AN2V). L’édition 2020 de la revue Pixel, publication éditée chaque année par le principal lobby de la vidéosurveillance en France, présente une étude de cas du fonctionnement de la vidéosurveillance dans la cinquième commune de France. Et cette fois, c’est assez parlant. Les milliers d’heures d’enregistrements sont compilées au sein du Centre de supervision urbain (CSU), poumon du système de surveillance niçois. Répartis dans trois salles, les opérateurs vidéo scrutent en temps réel 90 écrans. La première pièce tente de constater les infractions en flagrance. La seconde retranscrit les images des écoles
Une capacité de surveillance unique en France, sur laquelle Thales capitalise pour mener ses expérimentations, sans pour autant en révéler les détails. Les Jours ont cependant pu consulter un document daté de janvier 2020, édité par Thales à destination de la métropole Nice-Azur, qui lève le voile sur les expérimentations menées. Le 27 juin 2019, la ville a d’abord expérimenté un scénario de gestion d’inondation, qui a mobilisé une technologie de patrouille connectée et s’est concentrée sur la sécurisation des routes et des écoles. Le 19 décembre 2019, c’est le marché de Noël qui a servi de cobaye. « Le scénario mettait en scène un homme armé au marché de Noël de la ville. Il avait pour but de tester différentes avancées technologiques : lecture de plaque, alerte via une plateforme commune aux opérateurs de la ville, radio, patrouille connectée. Le tout dans un contexte où de nombreuses forces et parties prenantes doivent intervenir », nous explique Thales. Des technologies sur lesquelles la Cnil a appelé il y a deux ans à un débat parlementaire, du fait de leurs potentielles dérives : « Le sentiment de surveillance renforcée, l’exploitation accrue et potentiellement à grande échelle de données personnelles, pour certaines sensibles (données biométriques), la restriction de la liberté d’aller et de venir anonymement. »
La prochaine expérimentation, programmée pour novembre, à la date de la publication du document consulté par Les Jours, prévoit un énigmatique scénario de gestion de crise, alliant algorithmes prédictifs, système vidéo d’analyse des comportements, système de surveillance des réseaux sociaux et, surtout, une nouvelle expérimentation autour de la reconnaissance. Interrogée, la Cnil explique ne pas avoir été informée. Thales a éludé nos questions. Dans la foulée de l’attaque du 29 octobre dernier, Christian Estrosi a une nouvelle fois pris position en faveur de la légalisation de la reconnaissance faciale. Oubliant, comme en 2016, de préciser que les 3 800 caméras de vidéosurveillance n’avaient pas permis d’éviter ce nouveau drame.