Les mains moites, le regard anxieux, Léa, 42 ans, attend. Dans son sac, des documents, des t-shirts et une angoisse qui prend toute la place. « C’est horrible, là, le stress. J’ai pas dormi de la nuit. » Debout face à elle, un ami l’accompagne. « Tu vas voir, ça va aller, c’est juste une formalité », tente-t-il. Ce matin-là, trois personnes trans se sont succédé dans cette salle d’audience. Face à un parterre de robes noires, elles ont dû justifier que oui, elles étaient bien des femmes ou des hommes. Et que oui, ce changement d’état civil était nécessaire. La porte s’ouvre. « C’est à vous, suivez-moi. » Léa lance un regard à son ami et s’engouffre dans la salle où son jugement se fera à huis clos. Neuf personnes lui font face. D’un ton grave, la juge énumère le contenu du dossier. Les factures, les témoignages de ses proches, les contrats. « J’ai refusé de mettre des photos dans mon dossier. Ils avaient juste une capture d’écran d’un post LinkedIn sur lequel il y avait une petite photo de moi. Je ne voulais pas qu’ils jugent mon corps pour décider si j’avais le droit d’être qui je suis. » Quinze minutes passent et les questions s’enchaînent. « Pourquoi ce changement est important pour vous ? », « Pourquoi maintenant ? », « Avez-vous des points à ajouter ? »… L’avis du procureur tombe : favorable. « Le document officiel vous sera envoyé dans les prochaines semaines par la Poste. » Un soulagement pour Léa, qui sort de la salle d’audience en dansant.
Depuis 2016 et la loi de modernisation de la justice, les personnes trans qui veulent changer la mention de sexe à l’état civil doivent constituer un dossier pour prouver qu’elles s’identifient bien sous l’identité de genre revendiquée. Avant cette date, elles devaient prouver qu’elles avaient bien été opérées et donc stérilisées. « Aux réunions qui ont précédé ce changement législatif, nous devions être quatre ou cinq personnes d’associations, se remémore Axel Léotard, militant et auteur de l’ouvrage Transidentités, une histoire volée. Entre 2009 et 2015, nous avions des réunions régulières et l’on était persuadés que nous allions obtenir plus d’autodétermination. Finalement, on a obtenu une loi très en deçà de nos espérances, même si elle a le mérite d’exister. »
Lui a demandé son changement d’état civil en 2008. Accompagné d’une avocate, il a dû fournir des preuves médicales, deux certificats de psychiatres et des témoignages. « J’ai obtenu un changement d’état civil parce que j’ai accepté, contre mon gré, d’être stérilisé. On m’a fait une hystérectomie totale, alors que je ne voulais pas. C’était horrible. Et le pire c’est qu’une fois face à la juge, elle a estimé que mes documents n’étaient pas assez probants alors que j’avais été opéré en France. Elle a décidé de me soumettre à une triple expertise que j’ai dû payer moi-même. » Cette procédure donnait le droit à un psychiatre, un endocrinologue et un gynécologue de « juger » si la transition médicale avait bien été faite et qu’elle était bien irréversible. « C’est extrêmement violent et humiliant, continue Axel. Le psychiatre a commencé en me disant que j’étais une femme, le gynécologue a mesuré chacune de mes cicatrices d’opération et moi, je devais tout faire pour rentrer dans leurs cases et éviter qu’ils ne rejettent ma demande. »
Avec la loi de modernisation de la justice de 2016, portée par Christiane Taubira, alors ministre de la Justice, « le fait de ne pas avoir subi des traitements médicaux, une opération chirurgicale ou une stérilisation ne peut motiver le refus de faire droit à la demande », énonce clairement l’article 61-6. Le tribunal de grande instance doit alors « constater que le demandeur satisfait aux conditions fixées [par la loi] », à savoir que la personne se présente publiquement sous le genre demandé et qu’elle a obtenu son changement de prénom « afin qu’il corresponde au sexe revendiqué ».
Pour autant, il arrive encore que certains tribunaux réclament des documents médicaux, comme a pu le constater Gwen, 30 ans, en mars 2023. « Ils m’ont demandé des éléments médicaux en me disant “c’est important pour que l’on puisse juger”. Je leur ai montré mon ordonnance de traitement hormonal, une cicatrice d’opération mais ce n’était pas suffisant. La procureure a émis un avis réservé en demandant une expertise par un ou une psychiatre. Et elle m’a dit : “Il ne faudrait pas que vous reveniez dans trois ans.” » Gwen encaisse et propose alors une lettre écrite par la psychiatre qui la suit pour éviter une expertise avec une personne qu’elle ne connaît pas. Le tribunal accepte. Elle l’envoie par mail le jour même, ce qui valide sa demande de changement d’état civil. « Si je n’avais pas envoyé ce document médical, mon dossier aurait été refusé. Je me suis sentie totalement coincée. »
Sur les dossiers transgenres, on ne peut prendre une décision que sur la personne, sur l’apparence de la personne. Les témoignages sont importants, je ne dis pas le contraire. Mais ou l’on voit une photo et on a une idée de qui vous êtes, ou l’on vous voit physiquement.
D’autres tribunaux demandent des photos pour juger les transitions sur l’apparence physique. Chloé, 33 ans, en a fait les frais en février 2022. « J’avais un dossier assez solide parce que j’avais commencé un nouveau boulot et mon CDI était au nom de Madame, explique cette réalisatrice et créatrice de podcasts. J’avais une reconnaissance du milieu professionnel, de mes ami·e·s et de la presse parce que j’avais pu être interviewée par deux médias pour un de mes films. À chaque fois, j’étais genrée correctement. Sur le papier, mon dossier ne posait donc aucun problème. C’était juste une question de formalité. » Mais peu après l’envoi de son dossier, elle reçoit un appel. Au bout du fil, la greffière du tribunal judiciaire de Paris lui demande explicitement des photos d’elle en pied. « Pour ce genre de procédure, peut-on entendre dans un enregistrement que Les Jours se sont procuré, il faut quand même que la personne soit on la voit, soit on a des photos d’elle assez explicites, Comment voulez-vous que le tribunal prenne une décision sinon ? […] Vous n’avez pas fourni de documents médicaux ? » « Normalement si, j’ai fourni mon attestation d’ALD », répond Chloé. Une ALD (ou affection longue durée) est un dispositif de l’Assurance maladie qui permet de bénéficier du remboursement total des soins.
Sans écouter la réponse, la greffière enchaîne : « La règle c’est ça. Ce nouveau procureur demande des photos. Même des photos plain-pied si vous en avez. […] Moi j’appelle pour savoir si vous êtes d’accord ou pas. Parce que votre dossier est complet à part ça. Et si vous ne voulez pas de photos, je lui dirai et dans son avis elle mettra qu’elle veut que vous comparaissiez à l’audience. […] Il faut bien que l’on ait une idée de la personne qui fait la demande. » Chloé tente de justifier qu’elle a mis ses contrats, ses fiches de paie, des témoignages de proches, mais rien n’y fait. « Forcément, sur les dossiers transgenres, on ne peut prendre une décision que sur la personne, sur l’apparence de la personne, poursuit la greffière. Les témoignages sont importants, je ne dis pas le contraire. Mais ou l’on vous voit en photo et on a une idée de qui vous êtes, ou l’on vous voit physiquement. »
Après cet échange téléphonique, Chloé envoie un mail pour rappeler que cette demande va à l’encontre de la loi et des avis du Défenseur des droits. En 2016, avant le passage de la loi, puis de nouveau en 2020, ce dernier recommandait au ministère de la Justice de mettre en place des procédures déclaratives pour les changements de prénom comme de mention de sexe à l’état civil : « Le Défenseur des droits considère que le fait d’imposer des justifications médicales et/ou sociales, laissées à l’appréciation des autorités judiciaires et administratives en charge de statuer sur les situations individuelles des personnes transgenres, peut constituer une violation du droit au respect de la vie privée au sens de la Convention européenne des droits de l’homme. » Mais rien n’y a fait. Chloé a été convoquée deux mois plus tard pour que le tribunal puisse juger de sa transition physique. « Le jour du procès, la personne qui représentait le ministère public a dit qu’elle était tout à fait d’accord avec moi, que ce n’était pas normal de me convoquer. Ça m’a fait plaisir. Ils ont aussi relu mon mail deux ou trois fois sur cette histoire de photo. Ça ressemblait à un oral de motivation pour un job ou une bourse. Ce qui est tout autant problématique. Littéralement, j’étais au tribunal pour défendre ma vie, pour défendre qui je suis. »
Sur la question des photos, on est dans un flou. Conditionner un changement d’état civil en se basant sur l’apparence physique, qui elle-même se base sur des stéréotypes de genre, cela pourrait être reconnu comme une discrimination.
Ces abus ne sont pas des cas isolés, souligne Acceptess-T, une association d’aide aux personnes trans les plus vulnérables. « Sur la question des photos, on est dans un flou. Conditionner un changement d’état civil en se basant sur l’apparence physique, qui elle-même se base sur des stéréotypes de genre, cela pourrait être reconnu comme une discrimination », explique June Lucas, juriste à Acceptess-T. Contacté, le parquet de Paris rétorque que le jugement ne se fait pas sur le physique des personnes mais « sur l’apparence sociale ». « On invite la personne à nous donner des photos pour s’assurer qu’elle correspond à sa présentation sociale, pour permettre aux dossiers de passer hors audience, détaille Étienne de Survilliers, responsable du parquet civil du tribunal judiciaire de Paris. Auparavant, on demandait aux personnes de joindre des photos, maintenant on les invite à le faire. Donc, il n’y a pas d’obligation. » Quant à la différence entre apparence physique et apparence sociale, Étienne de Survilliers répond : « Ce n’est pas physique, ce n’est pas le sexe. Ce n’est pas des photos dénudées, si vous voulez. Les personnes qui ne souhaitent pas présenter de photographie ne sont pas discriminées. Elles se présentent à l’audience. »
Des explications qui peinent à convaincre l’association Acceptess-T. « À terme, on aimerait pouvoir attaquer de façon systématique pour dénoncer une discrimination physique, souligne June Lucas. Mais ça prend plus de temps pour avoir son état civil modifié puisque, quand une personne refuse d’envoyer des photos ou des preuves médicales, il y a une convocation systématique. D’autant plus que nous avons été confrontés à plusieurs cas de discriminations. Par exemple, une femme trans s’est vu demander un certificat psychiatrique pour attester une dysphorie de genre. Dans un autre tribunal, une juge refuse systématiquement des dossiers en disant aux personnes trans : “Vous reviendrez quand vous correspondrez plus à un homme/une femme.” Elle se permet aussi de féliciter des personnes trans dont elle estime que la transition de genre a été bien faite. »
Pour répondre à ses difficultés et aux différences de traitements d’un tribunal à l’autre, de nombreuses associations organisent des temps d’échange en amont de la constitution du dossier ou du passage au tribunal. « L’audience et la constitution d’un dossier stressent beaucoup, souligne Victor, bénévole à Fransgenre en Moselle. L’idée de ces ateliers, c’est aussi de rassurer. La procédure est illogique et fait perdre beaucoup de temps à tout le monde. Le changement de prénom se fait en mairie et la mention de sexe à l’état civil au tribunal. Derrière, le tribunal envoie le jugement à la mairie de naissance pour la réédition d’un acte de naissance. Et parfois, ça peut prendre des mois parce qu’il manque juste une signature. C’est un non-sens. »
Face à ses témoignages, le ministère de la Justice explique aux Jours qu’« une évaluation de la loi de 2016 concernant le changement d’état civil des personnes transgenres » est en cours. Elle est menée par la Dilcrah
L’autre angle mort de la loi de 2016, ce sont les changements d’état civil des mineures et mineurs trans. « C’est simple, cela n’a tout simplement pas été prévu par la loi de 2016. C’est un vide juridique, explique Claire Vandendriessche, cosecrétaire générale du réseau Santé Trans, coordinatrice associative de Trajectoire jeune trans et membre d’Acceptess-T. De fait, il est très difficile, à ce jour, en France, de faire un changement de mention de sexe à l’état civil pour un mineur non émancipé. » À La Rochelle, Alexis, 15 ans, a été confronté à ce vide juridique. « Cela fait six ans que j’attends de pouvoir commencer ma transition administrative et médicale. C’est très long comme attente. Mes parents étaient d’accord un temps pour que je change mon prénom à la mairie, mais après ils ont refusé et depuis, je suis coincé. » À demi-mots, Alexis décrit des années de souffrances et de violences au sein de sa famille mais aussi à l’école. Contraint de quitter le domicile familial, il a depuis fait une demande d’émancipation et a été placé en famille d’accueil. Il atteint très bientôt ses 16 ans et va enfin recevoir un traitement hormonal que l’Aide sociale à l’enfance (ASE) l’a d’ores et déjà autorisé à suivre. « J’attends ça avec impatience pour contacter mon tuteur légal et lui demander de lancer toutes les procédures, lâche Alexis, sourire aux lèvres. Le changement de prénom en mairie, le changement d’état civil, les rendez-vous avec l’endocrino. Je veux tout. Je n’en peux plus d’attendre. »