Le plus frustrant quand on se balade dans les déchets, c’est de ne jamais connaître leurs derniers propriétaires. En même temps, c’est justement la définition du détritus que de n’appartenir à personne, ou plus exactement d’avoir un jour appartenu à quelqu’un puis d’avoir été abandonné. Dès le début de cette enquête, dans la décharge sauvage des falaises de Dollemard, au nord du Havre, j’ai donc choisi quelques ordures bien spéciales pour jouer au détective. Le but : retrouver les dernières personnes qui ont vu ces objets et, si possible, celles qui s’en sont débarrassées (lire l’épisode 1, « Enquête à la décharge »).
Il y a notamment la petite dizaine de bouchons marqués « Rendez la bouteille vide avec ce bouchon merci ». Si je les ai choisis, c’est grâce à Jonathan. Comme des centaines d’autres personnes en France, il ramasse régulièrement les déchets sur les plages autour de chez lui, près de Boulogne-sur-Mer, dans le Pas-de-Calais. Avec d’autres bénévoles de l’association Sea-Mer, il pousse le sacerdoce jusqu’à compter, catégoriser, inventorier les détritus.
Ses recherches sur les déchets l’ont conduit à visiter, en juin 2016, le site de Dollemard et ses falaises-poubelles inconnues de la plupart des Havrais (lire l’épisode 2, « Un vide-ordures sur la mer »), il a d’abord été dégoûté : « Je me suis dit : “C’est bon, j’arrête.” On passe nos dimanches à faire des ramassages à la main alors qu’un peu plus haut, il y a une décharge qui relâche ses déchets dans la mer et que personne ne fait rien ! » La vérité, c’est qu’il a continué à ramasser, mais c’est une autre histoire que je vous raconterai plus tard. Par chance, et parce qu’il a l’œil, c’est lui qui a découvert pendant cette même visite les fameux bouchons incrustés dans la falaise. Sur une photo que Jonathan a prise, on voit une strate de bouchons sédimentés dans la roche. Sans le savoir, il venait de prendre au mot une vieille blague de géologues, qui s’amusent à distinguer dans les sites pollués deux couches géologiques : le Poubellien inférieur (la couche de déchets d’avant le plastique) et le Poubellien supérieur (avec des plastiques).
Ces bouchons sont des alliés exceptionnels pour comprendre les déchets, pour trois raisons. D’abord, parce que l’écriture gravée dessus est inaltérable. Ensuite, parce que ces bouchons sont nombreux et faciles à reconnaître. Enfin, parce que, en les trouvant dans la falaise, Jonathan a eu la preuve qu’ils viennent bien de l’ancienne décharge sauvage de Dollemard. Impossible qu’ils aient été amenés là par la mer. Grâce à des bénévoles traqueurs de déchets, il a ensuite réussi à identifier pendant les mois qui ont suivi ces bouchons sur plus de 170 kilomètres de côtes. Et donc à prouver que les déchets oubliés de Dollemard s’échouent rapidement sur tout le littoral alentour quand ils tombent dans la mer.
Voilà ce qui m’a donné très envie de rendre ces bouchons à leurs propriétaires. J’ai d’abord contacté des tappabotuphiles – des collectionneurs de bouchons – qui m’ont vite affirmé qu’il s’agissait probablement d’anciens bouchons de bouteilles de bière. J’ai alors pénétré le merveilleux monde des musées de la bière et musées des brasseries, des zythologues et biérologues (l’équivalent de l’œnologue pour la bière) ou encore des tégestophiles (collectionneurs d’objets relatifs à la bière et à la brasserie : sous-bocks, capsules, pubs, étiquettes, décapsuleurs). Des gens pour la plupart assez sympas pour mobiliser leurs réseaux et amis quand un inconnu leur demande des informations sur de vieux bouchons rongés par le temps. Merci à eux.
Entre-temps, j’avais trouvé sur la plage-poubelle du Havre un bouchon plus large que les premiers mais dont les gravures sont très semblables. Je ne le savais pas encore, mais c’était un énorme coup de bol. Ce bouchon donne une information précieuse : on y trouve la mention « Société européenne de brasserie ». Grâce à un biérologue, Hervé Marziou, et grâce à un ancien salarié, Jean-Paul Hébert, j’ai pu en savoir plus cette société. Notamment qu’elle a racheté en 1967 la brasserie historique du Havre, appelée Paillette, puis a fermé le site en 1982. La réponse finale est finalement venue de Jacques Mignard, qui a travaillé dix ans dans cette brasserie avant d’en devenir le tout dernier directeur.
Bingo, il se souvient de ces bouchons. Au téléphone, chacun de nous décrit ces vieux objets, moi parce que je les ai devant les yeux, lui parce qu’il en a vu des tas défiler. C’est un moment étrange et beau. Je suis ravi de trouver la clé de mon énigme après quelques semaines de recherche et plusieurs centaines de mails envoyés. Lui semble assez ému d’entendre à nouveau parler d’objets qu’il a côtoyés il y a au moins quarante ans.
Il en est certain, le bouchon plus large avait pour fonction de protéger les fûts. Une pièce rare, donc. Les petits bouchons qu’on trouve maintenant sur les plages entre Le Havre et Boulogne-sur-Mer viennent eux des bouteilles de Valstar rouges et vertes, une bière de table très commune à l’époque où Le Havre la produit. Pas moins de 15 000 bouteilles de Valstar sortaient chaque heure de l’usine. Ces bouteilles étaient consignées, et ramenées à l’usine avec le bouchon pour éviter qu’elles ne se brisent ou se salissent.
Jacques Mignard nous assure qu’une entreprise était chargée de venir collecter par dizaines de milliers les bouchons de plastique utilisés dans l’usine et qu’elle avait de nombreux débouchés pour leur recyclage. Elle n’avait donc selon lui aucun intérêt à s’en débarrasser. Après réflexion, il avance une hypothèse : quelques centaines, voire quelques milliers de ces bouchons peuvent avoir été jetés dans les poubelles de la brasserie ou dans celles d’un transporteur du coin après un inventaire, le nettoyage d’une chaîne de production, ou la casse d’un carton de transport. Et à l’époque, ce qui filait dans les poubelles des entreprises finissait régulièrement à la falaise. Cette hypothèse expliquerait pourquoi, sur la photo prise par Jonathan, les bouchons semblent entourés de vieux débris de verre. Je n’en saurai pas plus, puisque je n’ai pas trouvé qui a balancé les bouchons. Mais je suis sûr maintenant qu’un déchet n’est pas forcément juste un vieux truc dégoûtant : il raconte une histoire.