Ce matin, les enfants retournent à l’école. Nous décidons d’y aller tous ensemble. La route habituelle est barrée. Nous descendons par la rue Oberkampf. Je tiens mes enfants fermement par la main, alors que d’ordinaire mon fils aîné, qui a 10 ans, nous lâche au moindre prétexte pour faire le chemin tout seul. J’espère qu’ils ne remarqueront pas les traces de la fusillade autour d’eux. Dans le caniveau, je vois des gants de soins maculés, des paquets de compresses, du matériel médical que personne n’a encore pensé à enlever. Du sang aussi. Devant l’un des immeubles, une petite pancarte écrite à la main indique que des blessés du Bataclan ont été soignés ici. La porte cochère est ouverte. Dans la cour, au sol, on peut encore voir les grandes traînées rouges des corps déplacés. Au barrage, les policiers sont incapables de dire combien de temps ils vont rester.
Devant l’école, on se retrouve, on s’embrasse. On a tous envie de se parler, comme pour se débarrasser de cette horreur. Une voisine a un sale goût dans la bouche : ce week-end, après les tueries, elle assure avoir entendu : Ça sent le Français cramé, ici.

Je vais aux Jours, derrière Stalingrad. Je remonte le boulevard Richard-Lenoir, puis le canal Saint-Martin. Sur mon chemin en vélo, je passe devant la Bonne bière, le café attaqué au croisement de la rue de la Fontaine-au-Roi et de la rue du Faubourg-du-Temple, où cinq personnes ont péri. La rue d’après est la rue Alibert, celle du Petit Cambodge et du Carillon, où quinze personnes ont été tuées. Je fonce.
Aux Jours, je suis amorphe. J’écoute l’équipe et je ne décroche pas un mot. Puis je me mets à leur raconter les scènes de mon quartier, presque vues de ma fenêtre. Ils ont plus de répondant que moi, et me proposent d’écrire, de tenir un journal de bord, un récit de l’intérieur de ce quartier. J’entrevois tout à coup la possibilité de ne plus être passive et écrasée par les évènements.
Au déjeuner, je retrouve Nathalie, une amie, qui habite une rue derrière le Bataclan. C’est elle qui m’a laissé un message : J’ai du mal à partir aujourd’hui, si tu es dans le quartier, je veux bien déjeuner avec toi…
On s’installe à la lisière de notre arrondissement, dans un petit café qu’on aime bien. Je fais face à la porte d’entrée et je visualise sans réfléchir un endroit où me cacher si besoin. Je n’ose pas le lui avouer. Elle est toute en retenue, délicate, les yeux cernés.
La fille de Nathalie est en sixième au collège du quartier.