Avant, elle ne faisait pas attention à la couleur de la peau. Avant, Sophie pouvait avoir peur « des petits branleurs, ceux qu’on appelle des “racailles”, les types agressifs avec lesquels tu sens que tu ne peux pas parler normalement. Qu’ils soient blancs, arabes, noirs ». Leur origine ne rentrait pas en ligne de compte. Elle ne remarquait pas les nuances de carnation. Aujourd’hui, dans le métro, Sophie scrute les passagers. « Si c’est un Arabe qui monte, je suis plus aux aguets, je regarde ses chaussures, ses vêtements, son sac à dos. » Elle s’en veut, mais c’est plus fort qu’elle. Sophie était attablée au café du Bataclan le soir des attentats de novembre. Elle a vu l’un des terroristes (lire l’épisode 8, « “J’ai vu le tireur, jeune, calme, tranquille” »). « Depuis, j’ai un regard différent. Et la culpabilité qui va avec. » Ce réflexe suspicieux la met mal à l’aise, lui fait honte. Elle précise d’ailleurs qu’elle n’a jamais changé de rame de métro parce qu’il y avait un « mec bizarre » car elle veut « continuer à faire confiance ».
Je me suis mise à avoir peur des femmes voilées que je croise, alors qu’avant elles représentaient pour moi la bonté, la religion…
Personne n’a envie de se retrouver piégé par ses pulsions. Sophie reste discrète sur ce bouleversement interne. Il y a en elle une machine à stigmatiser qui roule toute seule et que chaque attentat contribue à huiler davantage. « Depuis quelques semaines, on parle beaucoup de femmes qui auraient pu ou pourraient commettre des attaques, nous menacent. Du jour au lendemain, je me suis mise à avoir peur des femmes voilées que je croise, alors qu’avant elles représentaient pour moi la bonté, la religion… »

Elle ne parle pas avec son mari de cette méfiance nouvelle. Ces discussions n’ont pas cours non plus au sein de l’association de victimes Life for Paris, me précise-t-elle. Cela ne ressemble pas à la femme qu’elle est. Cette suspicion automatique qui se déclenche malgré elle la dénature. « Ça me fout la rage contre moi-même. » Sophie a grandi dans le « culte de la différence », navrée que « les gens aient peur de ce qui ne leur ressemble pas ». Elle est née dans une famille catholique, six ans après une sœur handicapée. Toute son enfance, elle a constaté que celle-ci était jugée sur son apparence hors norme. Elle a souffert des regards insistants des passants. Elle sait que les préjugés sont « tenaces et cruels » et enrage d’être aujourd’hui devenue celle qui, à son tour, les nourrit en son sein. « Ça me rend malade d’avoir peur des Arabes, et pas des Blancs. »
Nous sommes attablées au café du Baromètre, dans le XIe arrondissement de Paris, où nous nous retrouvons toujours pour discuter.