Je retrouve Sophie quelques jours après l’avoir croisée par hasard. Elle m’avait expliqué qu’elle était à la terrasse du Bataclan Café le soir de l’attaque. Elle ne m’en avait pas dit beaucoup plus, je n’avais pas posé de questions. Je lui avais proposé de se revoir. On s’installe face à face dans un petit café tranquille qui fait aussi de bonnes pâtisseries. Sophie parle avec calme, d’un débit régulier. Sans heurts, sans haut-le-cœur. Ses mots ne s’entrechoquent pas.

Le concert avait commencé. Je me suis installée à l’extérieur du Bataclan Café, sur la terrasse, à droite dans le coin. Comme ça, je pouvais fumer. J’aime bien finir mon boulot de la journée dans des lieux publics et animés une fois les enfants couchés. J’étais le nez dans mon ordinateur, pas trop attentive à ce qui se passait autour de moi. Tout d’un coup, j’ai entendu une déflagration, terriblement fort. J’ai d’abord pensé à des pétards ou à un accident de voiture. Tout de suite après, une deuxième puis une troisième. Aucune image ne correspond à ce bruit. Je ne le vois ni arriver ni tirer sur les gens. J’ai peut-être eu un black-out.
Dans le placard, j’ai essayé de me servir de l’ordinateur comme d’un bouclier.
Tout de suite, on s’est regardées avec la femme qui était ma voisine et on s’est mises sous la table. J’ai vu un homme à terre, il ne bougeait plus. Et là, j’ai vu le tireur. Jeune, calme, tranquille. Pas souriant, mais l’air de quelqu’un qui se balade ; un visage gentil, je lui donnais dans les 20 ans. Il ne m’a pas tiré dessus. J’ai eu le réflexe d’aller vers l’intérieur du café. Le sol était glissant, sûrement à cause des verres et des bouteilles cassés, je tombais tout le temps. Mon corps me disait de rester à terre, il me tirait vers le bas.
Je me suis rendue compte plus tard que j’étais toute cabossée, avec les genoux défoncés et une bosse sur la tête, des coupures aux mains. Je me suis réfugiée derrière le comptoir. J’avais l’impression que le café était vide. J’ai vu un placard et je me suis cachée dedans. Pas loin, il y avait un blessé ; il ne hurlait pas mais il disait qu’il ne voulait pas mourir. J’ai entendu des cris dans la rue et j’ai entendu des tirs qui venaient de la salle de concert. Je ne savais pas s’ils allaient revenir. Je voulais joindre les secours. J’ai cherché le numéro parce que je ne le connaissais pas mais ça sonnait dans le vide.
Alors j’ai appelé mon mari – on n’est pas mariés, mais depuis les attentats je dis
mon mari
–, pendant que ça sonnait, je me suis demandé est-ce que je lui dis que je l’aime ?
parce que c’est la dernière fois que je lui parle. Je ne l’ai pas fait, parce que je voulais conjurer le sort. Je lui ai dit reste à la maison
. Je lui ai demandé d’appeler les secours. Je lui ai dit : Il y a des mecs qui tirent sur tout le monde.
Il m’a rappelée un peu après et m’a dit de ne pas bouger, de me mettre le plus bas possible. Je me suis recroquevillée. Quand je suis partie de la terrasse, j’avais attrapé mon ordinateur qui était tombé et mon sac. Dans le placard, j’ai essayé de me servir de l’ordinateur comme d’un bouclier ; j’avais peur qu’une bombe explose, qu’ils fassent tout péter.