Dans l’est de Montreuil, le quartier des Ruffins alterne cités HLM des années 1970 et rues pavillonnaires, paysage classique de périphérie urbaine. Comme souvent en Seine-Saint-Denis, le taux de chômage frôle ici le double de la moyenne nationale : autour de 18 % à l’échelle de la ville, jusqu’à 30 % chez les hommes de 15 à 24 ans. C’est sur le parking du boulevard Théophile Sueur, qui sert de place du marché, qu’Uber a déplié son barnum un matin de la fin de l’année 2016 : deux tentes bombées, des gros ballons et, en guise de roulotte, un autobus peint en noir.
Toujours avide de nouveaux chauffeurs, la firme californienne a fait de la banlieue parisienne, du Val-de-Marne au Val-d’Oise, son principal terrain de chasse. Depuis quelques années, le secteur des VTC (voitures de transport avec chauffeur) cartonne comme nulle part ailleurs de Créteil à Sarcelles, d’Argenteuil à Roissy-en-France. Dans tous les quartiers où chômage, faible niveau de diplômes et discriminations à l’embauche se superposent en un millefeuille délétère. Ailleurs dans le monde, l’appli sert plutôt de revenu d’appoint. Mais les chauffeurs français, eux, ne roulent pas pour Uber comme ils loueraient leur appartement sur Airbnb. Ils veulent travailler, monter leur boîte, changer de vie.
Uber a vite flairé que quelque chose se passait et s’est attelé à draguer les jeunes des cités. Ses clips de promo ont pour décor Bagnolet ou Aubervilliers. Son « bus tour », organisé avec plusieurs partenaires, a fait escale au pied des tours de Sarcelles, d’Argenteuil, de Poissy, d’Aulnay-sous-Bois… Objectif : augmenter toujours plus son vivier de conducteurs « des quartiers ».
Ce jour-là, à Montreuil, Uber a des airs de cirque en tournée. Quelques dizaines de visiteurs patientent devant les tentes, raidis par le froid, le cou enfoncé dans les doudounes et les anoraks. Le Monsieur Loyal du jour s’appelle John. Il est chargé des opérations chez Uber et accueille les chalands sous un parasol chauffant : « Approchez, je vais vous présenter le programme, puis vous serez reçus dans le bus. » Sur son blouson noir à capuche, on peut lire « Devenez chauffeur professionnel » et « 70 000 entrepreneurs ». La formule est aussi floquée sur les ballons, placardée sur les abribus, déclinée en hashtag sur les réseaux sociaux. D’après Uber, ce chiffre controversé correspond au potentiel de création d’emplois dans le secteur, selon le rapport Thévenoud. Une source qui semble miraculeuse en ces temps de chômage de masse.
Quelle que soit votre situation, il y a une porte d’entrée pour vous dans le programme. L’objectif ultime, c’est qu’à la fin tout le monde soit à son compte dans le secteur des transports.
À bord du bus, des salariés d’Uber accueillent les candidats derrière l’écran de leur MacBook. Ils leur proposent de préparer l’examen VTC chez leur allié historique Voitures noires, avec une ristourne. Planet Adam et l’Adie, deux associations spécialisées dans l’entrepreneuriat en banlieue et le microcrédit, les aideront à créer leur entreprise. Bien sûr, Uber ne manquera pas de récupérer sa mise quand les futurs chauffeurs utiliseront l’appli et Voitures noires s’ils leur louent une berline. John, lui, vend du rêve à la pelle. À l’écouter, s’engouffrer dans le boom des VTC, devenir son propre patron au volant d’une belle voiture, est à portée de tous : « Quelle que soit votre situation, il y a une porte d’entrée pour vous dans le programme. L’objectif ultime, c’est qu’à la fin tout le monde soit à son compte dans le secteur des transports. »
Heddy, Salima, Rachid, Moez, McKathy… Un petit groupe s’est constitué autour de lui. Les candidats l’écoutent en cercle, épaule contre épaule. À tour de rôle, ils déroulent les raisons de leur présence.
Entre les aspirants chauffeurs et les VRP d’Uber, on croise sous les tentes des consultants de chez Havas, l’agence qui assure la communication de la plateforme et son lobbying auprès des politiques. Uber n’est pas vraiment connu pour sa philanthropie. L’opération « 70 000 entrepreneurs » sert à présenter le groupe comme un acteur de l’emploi en banlieue, capable de créer du travail là où tous ont échoué. « Ce n’est pas facile de dire que le chômage touche de plein fouet des Noirs et des Arabes des cités, soutient Badia Berrada, la chargée de communication d’Uber à l’origine du programme. Nous, on le dit. Peut-être que notre côté américain fait que l’on est plus décomplexés sur le sujet. »
Uber en fait surtout une arme qu’il n’hésite pas à brandir face à ceux qui lui cherchent des noises. L’Urssaf requalifie les chauffeurs en salariés ? Uber agite le chantage à l’emploi. Une nouvelle loi va réguler le secteur ? Rebelote. « Ils m’ont dit que j’allais faire disparaître 10 000, 15 000, puis 70 000 emplois, ironise Laurent Grandguillaume, le député PS à l’origine du nouveau texte entré en vigueur en 2017. Je me suis demandé quand j’allais atteindre le million ! »
Certains élus locaux se sont d’ailleurs laissé convaincre de s’associer à l’événement. Rama Yade, ancienne secrétaire d’État de Sarkozy et ex-conseillère régionale Île-de-France, a posé devant le bus à Cergy (Val-d’Oise). Karl Olive, le maire Les Républicains de Poissy (Yvelines), a relayé des photos sur Facebook. Lydie Grimaud, sa conseillère municipale à l’emploi, également présidente de la mission locale de la ville, dit avoir « pensé “emplois”, pas “Uber” » : « Les organisateurs nous ont dit que la formation serait quasiment gratuite, que l’Adie pouvait proposer des prêts. Ça peut être utile pour les habitants des quartiers en difficulté qui n’ont parfois plus rien à la fin du mois, ou pour les jeunes de la mission locale qui ne sont pas faits pour travailler sous une hiérarchie. Pôle emploi était d’ailleurs partenaire. »
Les politiques de gauche, eux, n’ont pas répondu à l’invitation. Uber sent le soufre auprès des élus de l’ancienne banlieue rouge. Pour eux, il est le fossoyeur du salariat, l’évadé fiscal qui ne paye pas ses impôts en France. La plateforme a d’ailleurs opté pour un bus faute de villes volontaires pour mettre à disposition des locaux. Au mois de mai, Mohamed Hakem, premier adjoint de la majorité PS de Bagnolet (Seine-Saint-Denis), s’était risqué à prêter un gymnase. Volée de bois vert des élus communistes, révoltés contre le « tapis rouge » déroulé à une entreprise « reine dans la précarisation de la société ». Depuis, Mohamed Hakem est injoignable.
On ne peut en vouloir aux jeunes des cités d’essayer d’entrer sur le marché du travail par ce biais, surtout quand ses portes leur sont fermées par les discriminations. Mais beaucoup se retrouvent piégés par les plateformes.
« Des chauffeurs Uber, j’en croise tous les jours, lance Stéphane Peu, maire-adjoint PCF de Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), où le taux de chômage dépasse 40 % dans certains quartiers. Ce qui domine chez les jeunes des cités, c’est une immense volonté de s’en sortir. On ne peut pas leur en vouloir d’essayer d’entrer sur le marché du travail par ce biais, surtout quand ses portes leur sont fermées par les discriminations. Mais je ne l’encourage pas. Beaucoup se retrouvent piégés par les plateformes qui imposent leurs conditions. Ils y voient une alternative au travail au noir, mais sont vite contraints de retomber dedans. »
Même chez les chauffeurs, l’argument du réservoir d’emplois bat de l’aile. Plusieurs centaines d’entre eux se mobilisent depuis mi-décembre 2016. Ils protestent contre la hausse de la commission ponctionnée par Uber, réclament une hausse du prix des courses et la fin des déconnexions abusives de la plateforme qui les contraignent au chômage technique. Les manifs sont pleines de ces gamins des cités qui aspiraient à une autre de vie et se sentent floués. « Il y a quelque chose de raciste dans le fait de vendre du rêve à ces jeunes tout en leur rappelant sans cesse d’où ils viennent, fulmine Sayah Baaroun, secrétaire général du syndicat Unsa-VTC et leader de la fronde. Quand ils commencent à se plaindre de leurs conditions de travail, on leur dit qu’ils devraient s’estimer heureux d’avoir un boulot. »
Mi-décembre, sur la place de la porte Maillot encerclée par les berlines des grévistes, un manifestant s’est emparé du mégaphone et a lancé à la foule : « Les jeunes mecs de banlieue comme vous, Uber s’en fout. Ils vous utilisent pour faire tourner leurs algorithmes en attendant de préparer la voiture autonome. Il est temps de prendre votre avenir en main. »