Toujours inquiet, jamais content. Samedi soir, le photographe Laurent Troude a décidé de s’en aller, il avait 50 ans. Un photographe disparaît. Dans la journée, il avait couvert le salon de l’agriculture, pour Libération, dans le pool, cette poignée de journalistes – photographes, rédacteurs, caméras – autorisés à suivre un événement, généralement à base de président de la République, et qui mettent ensuite leur travail à disposition de leurs confrères. C’est dans ce genre d’événement d’actualité, ingrat, surcouvert, que Laurent Troude excellait. « C’était le meilleur pour porter un regard sur l’actu, tout le monde était là mais c’est lui qui arrivait à faire la meilleure photo », raconte Sébastien Calvet, directeur photo des Jours. « Ce sont des métiers où tu passes ta vie à attendre devant une porte que le mec sorte. Tu discutes, tu te perds en conjectures. À ce jeu-là, Laurent arrivait à porter un regard », explique encore Sébastien qui, avant d’embarquer pour Les Jours, a longtemps été photographe pour Libération, avec pour spécialité la politique – comme Laurent Troude.
Comme Laurent, mais rarement ensemble sur le terrain, « On était en miroir, se souvient Sébastien. Pendant seize ans de ma vie, ça a été ça : sur les campagnes, lui avec un candidat, moi avec l’autre, un à droite, l’autre à gauche. On en rigolait ensemble. » C’est ça en 2007, puis en 2012. Pour Libération, Sébastien Calvet suit Ségolène Royal, puis François Hollande ; Laurent Troude suit Nicolas Sarkozy. « En 2012, il y a un numéro tête-bêche de Libération avec Hollande et Sarkozy pour le deuxième tour et c’est nos deux photos, c’était un jeu visuel entre lui et moi. C’était le meilleur, c’est le meilleur. »
On a du mal, aux Jours, à parler de Laurent Troude à l’imparfait. On a du mal tout court d’ailleurs. Parce que dans les fondateurs des Jours, nous sommes pour la plupart des enfants de Libération, où nous avons grandi. Parce qu’en décidant d’en partir nous avons voulu emporter avec nous le meilleur de ce que nous y avions appris et le transformer. Parce que dans ce meilleur, il y a la photo, qui a, dès le départ, été centrale, alors que Les Jours n’étaient encore que des bribes de nos cerveaux jetées dans des Google Docs. Parce qu’on a travaillé avec Laurent Troude, à Libération et aussi aux Jours. Parce qu’on se retrouve à poser des mots qu’on trouve toujours banals, galvaudés, trop petits pour exprimer la peine qui est la nôtre et dont on n’arrive pas à croire qu’un jour elle puisse s’éteindre.
Dans l’exercice du journalisme, le duo rédacteur-photographe est une drôle de chose. On se retrouve à porter nos regards sur le même sujet, mais différemment, séparément. Parfois ça se rencontre, parfois pas. Parfois, sur le terrain, on se parle, parfois pas. Avec Laurent Troude, on a travaillé, à Libération, sur la télé, sur la rentrée des chaînes. Et puis, aux Jours, sur la politique. On se souvient de ce meeting de François Fillon, porte de Versailles, à Paris, en novembre 2016. Le candidat des Républicains venait de remporter le premier tour de la primaire de droite, à la surprise générale, et nous étions partis à la rencontre de cette France de Fillon, nous demandant qui pouvaient bien être ces étranges personnes. Avec Laurent Troude, ce soir-là, nous n’avions fait que nous croiser, nous saluant au début du meeting, et puis chacun était parti de son côté à la chasse aux électeurs de Fillon. C’était un vendredi soir. Nous écrivons notre papier et puis, le dimanche, les photos de Laurent Troude éditées par Sébastien Calvet arrivent. Cette rage, cette violence, cette rancœur racornie du peuple de Fillon sur laquelle nous avions tenté de mettre des mots, Laurent l’avait capturée, révélée dans des photos crues, à vif, brutales. Au texto que nous lui avons envoyé ce dimanche-là pour le féliciter et nous étonner que nos regards croisés aient vu à ce point la même chose, Laurent a répondu : « Question de sensibilité peut-être. »
Le regard qui échappe, le geste qui échappe, il chope ces interstices-là dans l’actu. C’est très difficile, l’actu, c’est une somme de choses insignifiantes, il faut un fil, qui tient ces choses.
Sensible, à vif, corrosif et « cette putain d’exigence, souligne Sébastien Calvet, c’était une douleur, il n’était jamais content ». Qui n’a pas connu Laurent Troude de mauvais poil n’a pas connu Laurent Troude. Jamais content, Laurent râlait souvent, contre tel dispositif qui l’empêchait de travailler, contre tel artifice de com qui lui barrait le passage ou simplement contre le lieu qui ne se prêtait pas à la photo. Et chaque fois, il en sortait quelque chose, ce que lui avait vu, et qui faisait sens. Il trimballait aussi, en plus de son matériel, une amertume. Sébastien Calvet raconte un Laurent Troude qui « expérimente, teste, à s’en faire mal », qui, sur le terrain, « se cherchait une place et se disait : “Non, c’est pas la bonne.” » Une exigence qui, au final, donne son travail, unique. « Tu pouvais avoir dix photos qui racontent la même chose, lui arrivait à raconter sa propre histoire. »
Une histoire emprisonnée dans des cadres que Sébastien Calvet décrit comme « très aiguisés, dans le sens vraiment coupés au couteau » : « Il est toujours dans les interstices, toujours. Le regard qui échappe, le geste qui échappe, il chope ces interstices-là dans l’actu. C’est très difficile, l’actu, c’est une somme de choses insignifiantes, il faut un fil, qui tient ces choses. » Des photos « attentives, inquiètes, exigeantes, insatisfaites », des photos « tellement précises que tu n’as pas d’échappatoire ». Samedi, Laurent Troude s’est échappé.