«Fermez les yeux, imaginez que là, c’est le pénis de l’agresseur qui est sur vous. Vous ne pensez pas qu’il faisait plutôt ce geste-là ? » Cette phrase serait celle d’une médecin, la docteure Caroline Rey-Salmon. Pédiatre légiste de formation, elle est aussi depuis décembre vice-présidente de la Ciivise, la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants, créée en janvier 2021. Son ancien président, le juge Édouard Durand, a été renvoyé par le gouvernement après trois ans d’engagement. Moins glorieux sera le règne de Caroline Rey-Salmon. Deux mois à peine après sa nomination, la vice-présidente se met en retrait : elle est visée par une plainte pour agression sexuelle. La plaignante est une victime d’inceste.
La jeune femme a témoigné sur France Info, le 6 février. Dans le cadre de sa plainte pour inceste déposée en 2020, elle est été examinée par Caroline Rey-Salmon, à l’âge de 21 ans. « Elle m’a dit que je me trompais, que je n’avais pas pu subir de viol vaginal parce que mon hymen n’était pas déchiré », se souvient Louison
Chaque année, 94 000 Françaises déclarent avoir subi un viol ou une tentative de viol. Autant de femmes qui seront un jour incitées à retourner chez le gynécologue. Le plus rapidement possible après les faits, pour celles qui déposent plainte. Puis une fois par an pour des consultations de routine. Et plus régulièrement encore si elles veulent devenir mères. Censés les aider à se reconstruire, le suivi et les examens sont pourtant souvent vécus comme des expériences traumatisantes, quand ils ne constituent pas « une nouvelle agression », d’après les mots de Louison. Toute précaution gardée le temps de l’enquête
Dix femmes victimes de viol ou de tentative de viol se sont confiées aux Jours. La plupart rapportent d’abord des consultations violentes en elles-mêmes. Révèlent que dans leur cas, la brutalité du corps médical réside dans la nature même de l’examen gynécologique, sans parler de touchers vaginaux non consentis, voire des agressions répétées dont ont été accusés certains praticiens depuis 2020. Pour des victimes de violences sexuelles, le simple fait d’être touchée dans une zone corporelle qui ravive le traumatisme subi peut s’avérer insupportable. Aurore vit chaque examen gynécologique comme « une terrible intrusion ». Violée par son père pendant l’enfance, elle se confie en classe de seconde à sa grande sœur, qui en parle à la direction du lycée. « À partir de là, la machine judiciaire s’est mise en route. »
Pour que soient récoltées sur son corps des preuves à même de faire avancer l’enquête, l’adolescente vit son premier examen gynécologique à l’âge de 15 ans. « Elle n’a pas été violente, se souvient-elle au sujet de sa praticienne, je dirais qu’elle a été assez neutre. » Pour autant, « ça a été horrible ». « Je me souviens d’avoir eu honte d’être là, les jambes écartées », poursuit Aurore, 37 ans aujourd’hui. Une sensation de « subir » les examens qui persiste au fil des années. « C’est le côté où on te rentre quelque chose dans le vagin, détaille-t-elle, à propos d’autres consultations. Beaucoup de femmes l’expérimentent, mais j’ai peut-être vécu les choses plus fortement. Dès que quelque chose se rapproche de mon sexe, c’est très compliqué. »
Pendant dix ans, j’ai examiné des femmes sans comprendre pourquoi un quart d’entre elles avaient mal lors de procédures qui se passaient très bien pour toutes les autres.
Les pieds dans les étriers, certaines femmes crient de douleur, d’autres tressaillent, resserrent les jambes ou écartent les talons. « Parfois, c’est un simple geste de la main », décrit encore la gynécologue Perrine Millet. Sur des patientes victimes de violences, elle observe aussi des « allodynies », des douleurs après un stimulus qui n’est pas censé en provoquer. Autant de réactions que la praticienne n’a pas toujours su interpréter comme des « séquelles post-traumatiques » : « Pendant dix ans, j’ai examiné des femmes sans comprendre pourquoi un quart d’entre elles avaient mal lors de procédures qui se passaient très bien pour toutes les autres. » Au cours d’une formation qui aborde le lien entre antécédents de violences et addictions, Perrine Millet prend conscience, « à 60 ans », qu’elle
Quand on lui lit les faits reprochés à la vice-présidente de la Ciivise, Perrine Millet affiche une mine stupéfaite derrière son écran. « Respire », lui lance alors Pascale Hoffmann, elle aussi interviewée en visioconférence. Pour cette dernière, gynécologue spécialisée en procréation médicalement assistée, les conclusions supposées de Caroline Rey-Salmon (Louison n’aurait pas été violée car son hymen n’est pas déchiré) ne peuvent être exactes. « L’état de l’hymen n’indique pas avec certitude l’existence ou l’absence d’un rapport sexuel pénétrant. Certaines femmes gardent un hymen d’aspect intact jusqu’à un accouchement par voie basse », souligne Pascale Hoffmann, qui rappelle que la Mission interministérielle pour la protection des femmes contre les violences (Miprof), créée par le gouvernement Ayrault en 2013, recommande de « croire la femme, ne pas banaliser ou minimiser les faits ».
Quant à « l’intérêt de faire avec l’enfant sur la table d’examen une sorte de reconstitution des gestes de l’agresseur », pratique recommandée en ces termes par Caroline Rey-Salmon dans un article qu’elle a signé pour la revue Les Cahiers de la justice en 2018, les gynécologues d’Un maillon manquant jugent qu’elle « peut être vécue comme une agression » et s’avérer « dangereuse ». Si les techniques de réactivation de la mémoire traumatique (EMDR) ont déjà fait leurs preuves, elles sont réservées aux psychothérapeutes et requièrent le consentement révocable du patient. « Il faut parfois dix séances de travail avant que la victime soit en mesure de revisiter son traumatisme », détaille Pascale Hoffmann. Qui ajoute que la légiste aurait pu tout aussi bien mimer les gestes sur une poupée plutôt que sur la vulve de sa patiente.
Pour Martin Winckler, il est certain que « Caroline Rey-Salmon n’a pas consulté la littérature anglo-saxonne ». Auteur d’ouvrages féministes sur la maltraitance médicale
Pour évoquer ce qu’elle a subi, Andrea, tout juste 25 ans, a cette expression : « J’ai l’impression d’être abonnée aux violences sexuelles. » Son père violait sa mère lorsqu’elle était enfant. Son propre compagnon fera de même avec elle de ses 16 à ses 23 ans. En 2016, alors qu’elle manifeste contre la loi travail, un autre viol oblige l’étudiante à quitter le monde du militantisme et la désarme encore davantage face à la violence des hommes. « Plus ça arrive, moins je sais me protéger. » Puis il y a ce jour d’été 2022, où un type rencontré dans la rue profite de son hospitalité pour la violer, lui aussi.
Le lendemain, après avoir déposé plainte, Andrea se trouve « complètement dissociée » face à la médecin légiste. La jeune femme se décrit « dans un état d’adrénaline » ; elle n’a pas dormi de la nuit, passée à tenter de se débarrasser de son agresseur qui cherchait par tous les moyens à rester dans son lit. Habituellement « très à l’aise » avec les consultations gynécologiques, elle ne ressent pas celle-ci comme une obligation, plutôt « un mal nécessaire ». La praticienne se révèle même « très douce, très sympa ». De toute façon, Andrea sait que « rien n’aurait pu [la] choquer » tant elle était déconnectée de la réalité dans ce cabinet.
Toutes les femmes ne sont pas rattrapées par leurs traumatismes de la même façon. Loin de rejeter l’examen, certaines paraissent plutôt dépossédées de leurs corps, voire anesthésiées. « Faites comme chez vous, de toute façon je ne sens rien », lâchent-elles parfois à Pascale Hoffmann, alors que la gynécologue s’apprête à les examiner. « Ces petites phrases révélatrices, il faut savoir les repérer », conclut la spécialiste, qui forme à l’identification et l’accompagnement des victimes depuis 2018.
Le diplôme universitaire au sein duquel elle enseigne a vu passer six promotions, soit 310 médecins toutes spécialités confondues. Les maisons des femmes, structures médicosociales qui accompagnent les victimes de manière globale (et dont nous reparlerons dans un prochain épisode), se multiplient aussi sur le territoire. Timide à l’échelle de toute la profession, la remise en question médicale quant aux violences sexuelles semble d’autant plus nécessaire que le nombre de plaintes continue de grimper. Selon les chiffres du ministère de la Justice, depuis 2017 et #MeToo, le volume de procédures pour agression sexuelle ou viol sur conjoint a connu une hausse de 164 %.
Plus que d’épargner aux femmes des violences supplémentaires en consultation, l’enjeu est aussi celui de leur guérison. Avec toutes les séquelles qu’elle porte, Andrea perçoit dans les examens gynécologiques « un potentiel réparateur », qui passe par « la recherche d’une maîtrise sur [son] corps ». En 2018, l’étudiante choisit de retirer elle-même son stérilet. « Je veux prendre toutes les décisions, savoir exactement ce qui se passe et à quel moment. » Après son doctorat en neuro-imagerie et intelligence artificielle, Andrea compte rejoindre les bancs de la fac de médecine. En ligne de mire, une spécialité en gynécologie.