Des deux côtés de l’écran, on attend. Devant BFMTV où est installée la moitié des auteurs de cet épisode, comme au QG du candidat où s’est rendue l’autre moitié, on poireaute. Un événement à deux faces va se dérouler, qui aboutira dans les heures suivantes à une incroyable hémorragie de l’équipe de campagne de François Fillon et à l’organisation, ce dimanche, d’une manifestation de soutien poujado-filloniste. Mais en ce mercredi, depuis 8h05, Ruth Elkrief et nous, on bout. C’est à cette heure-là que, ce mercredi, la vedette de BFMTV, les matinales radio, les télés, nous et le monde entier avons appris par un communiqué que François Fillon annulait sa visite au Salon de l’agriculture prévue le matin même. Diable. Un candidat à l’investiture suprême n’irait donc pas tâter le cul des vaches, ni flatter le vote agricole. C’est donc grave, super grave, même. Aussitôt arrive une convocation de la presse à midi au QG du candidat qui enclenche la machine à tergiversations. Mise en examen ? Retrait ? Et qui le remplacerait alors ? Twitter est en feu, Baroin va succéder à Fillon, Juppé sera à ses côtés. Michel Deléan, journaliste à Mediapart, tweete « Info Mediapart : Penelope Fillon est en garde à vue. Perquisition en cours. Source proche LR. » Sauf que non. Il rectifie. Trop tard, trop vite, les agences de presse et les médias ont repris, personne ne veut, personne ne peut attendre jusqu’à la conférence de presse quatre heures plus tard. Au QG comme devant sa télé, il faudra encore patienter.
Entre la réalité et son reflet bfmisé, il y a un monde. Et la semaine précédente, Ruth Elkrief, vedette de la chaîne et fildefériste experte en remplissage d’antenne, a chu. De concert avec le chef du service politique et cartomancie de la chaîne Thierry Arnaud, elle a annoncé pour certaine la candidature de François Bayrou qui, quelques instants plus tard, déclarait que non, pas du tout, je file chez Macron. Un naufrage journalistique comme un symbole de l’invraisemblable logorrhée des éditorialistes qui, depuis des mois, n’en ratent pas une. Avec la même morgue experte, ils assurent qu’Alain Juppé va gagner, que Benoît Hamon n’est pas crédible, que, dans cette histoire de Fillon, la demande de transparence est tout de même « un peu totalitaire », selon Ruth Elkrief. Et même « totalement totalitaire », lui a répondu Anna Cabana, autre prêtresse éditorialiste… Et on vous passe Fillon qualifié de « boss » par la même Cabana après sa conférence de presse du 6 février où, disait-elle, il y avait eu « beaucoup d’audace ». Sans compter l’inévitable Christophe Barbier, saluant « la résilience » du même Fillon « après avoir traversé pareille ordalie ». Pour qu’il y ait des fake news, il faut bien des fake journalistes.
Du coup, ce mercredi, vers 11 heures, sur le plateau de l’édition spéciale ceinte d’un bandeau « Fillon s’exprimera depuis son QG », Ruth Elkrief fait gaffe, multiplie les « peut-être », les conditionnels, parle d’une « éventuelle » convocation. Même Éric Brunet, éditorialiste et pythie sarkoziste, ne se mouille pas, affirmant que Fillon « veut donner un tour particulier à cette campagne ». C’est vrai que c’est pas faux. Et BFMTV de mouliner de la réaction au kilomètre, du Henri Guaino en toupie sur l’air de « François Fillon ne peut plus faire campagne », du Bruno Retailleau au Salon de l’agriculture qui dit que oui, Fillon « bien sûr » est candidat et « est-ce que vous pouvez me laisser un seul instant avec mes amis agriculteurs ? », c’est vrai quoi à la fin. En plateau, on se chicane entre Éric Brunet et Ruth Elkrief. Pour le premier, c’est binaire : soit Fillon reste candidat, soit pas. Teup, teup, teup, pas si simple pour Madame Ruth qui a sorti sa boule de cristal estampillée Les Républicains, il y a une troisième possibilité : Fillon s’accroche à sa candidature mais avec « une réorganisation de son état-major ». Bref, tranche le présentateur en lançant le duplex avec le journaliste en direct du QG de Fillon : « On n’a pas le texte, mais on a le décor, Jérémy Brossard, on s’achemine vers une déclaration courte, sans questions. » Et encore, c’est pas sûr.
Car Jérémy Brossard et nous, on n’en sait rien. Au QG immaculé de François Fillon, sis rue Firmin-Gillot dans le XVe arrondissement de Paris, c’est-à-dire à 350 mètres du Salon de l’agriculture, on est accueillis par un premier peloton de caméras qui s’abaissent, déçues, quand elles s’aperçoivent qu’on n’est pas, disons, Bernard Debré. Au premier étage de cet immeuble que Stéphane Plaza qualifierait de moderne et fonctionnel, une grande salle accueille la conférence de presse. Les chaises sont installées face à la petite scène flanquée de rideaux et baignée d’une lumière bleutée. On est d’accord, ça ressemble à un salon funéraire. Au milieu, un pupitre esseulé n’attend que François Fillon. À droite de la scène, un deuxième peloton : les photographes. Au fond de la salle, un troisième peloton : d’autres caméras qui retransmettront le discours en live. Sur le côté, en rang d’oignons, chacun face à sa caméra, Jérémy Brossard et ses alter ego des chaînes info font mariner le téléspectateur. « L’ambiance est fébrile », disent-ils, et « la salle est pleine à craquer ». Eh bien, c’est vrai : à craquer et fébrile. L’assistance est faite de journalistes, surtout, et de permanents du QG. Les premiers discutent entre eux, excités comme des puces, ils se font des petites blagues du style « En fait, Fillon il nous a convoqués ici parce qu’il voulait visiter le Salon de l’agriculture tranquille ». Les seconds, quand ils croisent quelqu’un, plissent les lèvres et haussent les sourcils. OK, eux non plus ne savent rien.
On sent une certaine gravité.
Mais voilà que sur BFM, on vient d’avoir une information : Alain Juppé sera aux côtés de François Fillon. « Quel est le sens de cette présence ? C’est toute la question. » Eh oui, et ça les occupe un petit moment sur le plateau. Sauf que non, révèle Ruth Elkrief quelques minutes plus tard, « Alain Juppé ne sera pas présent, ils se sont entretenus, mais il ne sera pas présent ». Caramba. Bon, en revanche, d’autres personnalités sont en train d’arriver au QG, on voit Éric Woerth, d’ordinaire déjà moyennement souriant, qui tire carrément la tronche. « On sent une certaine gravité », décrit le journaliste Jérémy Brossard en direct du lieu du drame. Analyse du présentateur en plateau : « On voit, les mines sont graves. » On le voit grave, serait-on tenté de dire.
Où est-il, tout l’état-major dont les chaînes info ont consciencieusement filmé l’arrivée ? Pas dans la salle de la conférence de presse où seul erre un Éric Woerth solitaire. Et les permanents ne sont pas bavards. « J’attends François », lâche l’un d’eux à un journaliste. Tout le monde a le nez plongé dans son téléphone, réactualisant en permanence son fil Twitter, consultant ses textos. L’air détaché, on s’approche d’un maigre groupe de militants : l’un consulte son téléphone, parle à l’oreille d’un autre, on louche sur l’écran mais en vain. Les perches poilues des preneurs de son s’approchent et se penchent au-dessus des conciliabules qui s’éteignent aussitôt. Il faut s’y résoudre : personne n’a la moindre idée de ce que François Fillon va dire. Le temps s’étire, le silence s’installe, à peine troublé par les duplex des chaînes info. Sarcasme d’un militant avisant la salle : « Elle est là, en fait, la France silencieuse. »
Midi, midi dix. Sur BFM, on est passé au bandeau « Déclaration imminente de François Fillon », mais l’imminente éminence se fait attendre et la chaîne a beau multiplier les split-screens avec un plan sur la salle, un autre sur le journaliste en duplex, et un troisième sur la scène, celle-ci reste désespérément vide. En plateau, on piaffe. « Ça prend du temps, lâche Ruth Elkrief, il est 12h15 et ça va dans le sens d’une décision qui se construit. » Ou alors son Uber est coincé dans les embouteillages, mais bon, ce n’est pas l’analyse qui est retenue en plateau, où le présentateur décide de s’en remettre au journaliste sur le terrain : « Jérémy, c’est une attente qui s’installe ? » Et voilà la chaîne qui meuble l’attente en parlant de l’attente, Thierry Arnaud, qui n’est pas chef du service politique de BFM pour rien, analyse : « Le retard est toujours une source d’interrogation pour nous, les journalistes. » C’est effectivement la fête du questionnement : « Vingt minutes d’attente, est-ce que ça veut dire qu’on hésite encore ? » demande-t-il en pleine crise d’hyperventilation. Heureusement, Bernard Sananès, de l’institut de sondage Elabe, est en mesure de livrer cette révélation : selon un échantillon représentatif de lui-même, c’est « une déclaration sans doute écrite mot à mot ». Sans doute, oui. Mais attention, holala, tandis que Ruth Elkrief est repartie sur sa piste « François Fillon reste mais avec une réorganisation et c’est pour ça que ça prend du temps », le présentateur l’interrompt. « Ruth, pardon, priorité au direct ! » Bruno Retailleau, Valérie Pécresse, Gérard Longuet sont là, et « voilà, François Fillon va s’exprimer ».
Sur place, on n’a fait que le deviner. D’un coup, des grappes mêlant caméras, perches, smartphones équipés d’objectifs sophistiqués, téléphones branchés sur l’appli de vidéo en direct Periscope se sont formées. Des espèces de gros rucks, comme au rugby, d’où jaillissent des « Monsieur Fillon ! Monsieur Fillon ! », accompagnent chacun des arrivants de la porte aux abords de la scène. Un crépitement de flashes – les photographes –, un crépitement d’applaudissements – les militants – et Fillon.
« Je serai convoqué le 15 mars par les juges d’instruction afin d’être mis en examen », « Je n’ai pas détourné d’argent public », « Je n’ai pas été traité comme un justiciable comme les autres », « C’est un assassinat en effet », « Ça n’est pas moi seulement qu’on assassine, c’est l’élection présidentielle », « La France est plus grande que mes erreurs », « Je ne céderai pas, je ne me rendrai pas, je ne me retirerai pas. »
On n’y voit rien alors on fait comme Nadine Morano qui, au fond de la salle, regarde le discours de son candidat sur un des écrans géants. Son visage est fermé, elle a comme arrêté de respirer, son sac à main dans les bras. À la fin de l’allocution, violente, il y a comme une hésitation puis la claque applaudit. Pas Morano. C’est étrange, les militants ont exactement la même attitude qu’avant, du temps où ils ne savaient pas ce qu’allait dire Fillon : pas joyeux, rassurés, ou fumasses mais bras croisés, dubitatifs, muets, haussant encore les sourcils.
Avec la distance journalistique qui la caractérise, Ruth Elkrief se lance dans une fine analyse : « Un discours extrêmement vigoureux pour dénoncer cet assassinat de l’élection présidentielle. » La machine à gloser est repartie, heureusement interrompue par la spécialiste police-justice de BFM, qui démonte consciencieusement et un à un les mensonges de Fillon. Mais ouf, ce moment de journalisme est stoppé par la présence de Christophe Barbier, qui est formel : François Fillon « a réussi son coup médiatique ».
Au QG, c’est une ruée et les mêlées de journalistes se reforment autour de l’état-major de Fillon. Trois mêlées, exactement : l’une autour de Nadine Morano, une autre autour de Bernard Debré, une dernière autour de Gérard Longuet. Sitôt qu’ils ont fait Morano, les journalistes vont faire Debré et ensuite Longuet, ou l’inverse. À chacun, Bernard Debré répète ses éléments de langage pour bien qu’ils entrent dans la tête des journalistes, « les coïncidences » insinue-t-il, qui comme par hasard voient Fillon convoqué à deux jours du dépôt des candidatures à l’élection présidentielle. Nadine Morano, elle, est sommée par les journalistes de dire si elle « soutient » la décision de Fillon de poursuivre sa campagne. Et systématiquement, elle fait la même réponse : « C’est sa décision, il l’a prise en conscience. » Sans jamais dire qu’elle l’approuve, mais son appel au retrait de Fillon n’interviendra que vendredi matin. Le manège Debré-Longuet-Morano dure et dure. Pardon, mais ce n’est tout de même pas du premier choix qu’on envoie ainsi au front journalistique, et d’ailleurs, les collègues tordent un peu le nez. On ne s’en apercevra que plus tard, le soir, à la télé : l’état-major était bel et bien là, les Bruno Retailleau, les Valérie Pécresse, les François Baroin. Mais juste pour les images, ils ne sont restés que le temps du discours, alignés sur le côté de la scène, en fond d’écran.
C’est une forme de sérénité : “Tiens, c’est l’heure d’aller déjeuner, allons déjeuner.”
Sur BFMTV, un brusque « priorité au direct » interrompt les blabla : le candidat-boulet des Républicains est sorti et marche, l’air de rien, dans la rue. Cris, bousculade, les perches traversent l’écran en tout sens, les micros saturent, la caméra de BFMTV valse façon Blair Witch Project. Fillon ne dit mot. Mais pour Barbier, c’est limpide : « C’est une forme de sérénité : “Tiens, c’est l’heure d’aller déjeuner, allons déjeuner.” » Quelle vista. Justement, on retrouve François Fillon en train de déjeuner, entouré de ses soutiens, cornaqué par sa com – on voit même Anne Méaux à l’écran –, tous l’air tellement naturel et détendu que même Thierry Arnaud a un éclair de lucidité : « On est dans la com politique. » Certes. À travers la vitre du restaurant, les milliasses de caméras captent cette scène mal jouée où l’on voit les ulcères se fabriquer en direct. D’un coup, Fillon saisit son smartphone et immortalise les filmeurs en train de le filmer. En plateau, Thierry Arnaud a cette phrase : « Il fait une image avec l’image qu’il veut nous donner. » Pas mieux.