Corentin : Ca fait un moment que tu n’es pas venu parler manga dans les Croissants, Thomas. Tu n’aurais pas quelque chose à nous mettre sous la dent à ce sujet ?
Thomas : Moui, ça peut s’envisager. D’autant plus que fin janvier est sorti un nouveau titre qui devrait bientôt s’imposer parmi les seinen bien en vue, à l’instar d’un The Promised Neverland qu’a déjà chroniqué l’ami Benjamin.
Corentin : ...a réécouter dans le brunch. On le rappelle, le seinen, c’est une catégorie de manga qui, traditionnellement, vise un public de jeunes adultes. Et donc, comment s’appelle-t-il, ce nouveau manga qui devrait bien marcher ?
Thomas : Il s’appelle Beastars. Il est écrit et dessiné par la mangaka Paru Itagaki, et il est édité en France par Ki-oon. C’est la première oeuvre de l’autrice à être traduite et publiée chez nous.
Corentin : Et donc, ma question qui suit, tu t’y attends, est : de quoi ça parle, Beastars ?
Thomas : Nous sommes dans un monde où les animaux sont anthropomorphisés. Fennec, éléphant, girafe, tamanoir, chèvre… tout ce que le monde animal compte de mammifères, d’oiseaux et de reptiles se comporte comme nous autres, êtres humains.
Corentin : Ah oui, c’est Zootopie, quoi.
Thomas : Oui, mais laisse-moi finir. Donc dans cet univers, et comme dans Zootopie, je te l’accorde, on distingue deux grandes catégories d’habitants : les herbivores, et les carnivores. Toutes et tous cohabitent pacifiquement, puisque la législation est très stricte, notamment à propos des comportements violents que les carnivores pourraient avoir contre les herbivores.
Dans ce contexte, l’action nous plonge à l’institut Cherryton, un prestigieux établissement scolaire qui prépare l’arrivée de nouveaux élèves en grande pompe. Au centre de l’attention, il y a la représentation que doit produire le club de théâtre. Sauf qu’à quelques jours du spectacle, un jeune alpaca nommé Tem se fait assassiner, manifestement par un carnivore. La suite est expliquée ici par le protagoniste, Legoshi, dans une bande annonce produite par Ki-oon au lancement de la série :
[01 - legoshi.mp3]
Mon nom est Legoshi. Je suis lycéen et j’appartiens à la famille des carnivores. Tous les herbivores me craignent parce que je suis un loup. Mais je m’en fiche, j’ai l’habitude d’être détesté. Tout ce que je veux, c’est découvrir qui a assassiné mon ami Tem, un herbivore. Au lycée, tout le monde est persuadé que je suis le meurtrier. Et toutes les pistes mènent vers moi. Mais la vérité est bien plus compliquée que ça.
Notons que Legoshi va trouver un soutien improbable en Louis, le cerf rouge star du club de théâtre, prétendant le plus vraisemblable au titre de Beastar.
Corentin : Qu’est-ce que c’est, le titre de Beastar ? J’imagine que le titre du manga vient de là…
Thomas : Bien joué le détective privé ! Le titre de Beastar est le plus prestigieux de l’institut Cherryton. L’élève qui le détient est de facto considéré comme le leader de l’école. En outre, les anciens et anciennes Beastars deviennent ensuite des sommités dans leurs domaines. C’est pourquoi le fait que Louis, qui aspire à une destinée aussi haute, s’entiche de Legoshi, qui vit dans l’ombre, semble si surprenant.
Corentin : On a les bases d’un récit plutôt sombre, non ? Ca se transforme en récit policier après ?
Thomas : A vrai dire, je n’en sais trop rien pour l’instant. Si la mort de Tem est ce qui lance le récit, pour l’instant, au bout des deux tomes disponibles à l’heure où nous enregistrons cette chronique, j’ai plus l’impression d’être au coeur d’un drame politique et psychologique.
Louis, le cerf charismatique, a vocation à briller et veut bouffer le monde, bien qu’il soit herbivore. De son côté, Legoshi est également à contre courant, puisqu’il souhaite s’effacer le plus possible, pour ne pas devenir le loup carnassier que tout le monde imagine qu’il est.
Corentin : On dirait un peu les fables de La Fontaine ton histoire.
Thomas : Oui, et à juste titre ! Certains des personnages ont des traits de caractère proche de ceux que l’on attribue traditionnellement aux animaux qu’ils représentent : le loup est solitaire, le cerf a une stature royale, le lapin est lubrique, le chien est fidèle… Et, comme les fables de La Fontaine, les relations entre personnages dans Beastars se posent comme reflet des relations humaines.
A mesure que l’intrigue avance, on prend conscience de tous les enjeux sociaux complexes qui font le monde de ce manga. Cela va des vieilles méfiances des herbivores vis-à-vis des carnivores, ou des rôles que la société semble avoir attribué à chacun selon qu’il ou elle est de telle ou telle espèce d’animal. Plus on avance, plus l’histoire se densifie, et plus on se demande où cela va nous conduire.
Corentin : En tout cas, le pitch a l’air intéressant. Côté dessin, ça donne quoi ?
Thomas : Paru Itagaki a un trait assez moderne, sortant des canons du shonen auxquels nous pouvons être habitués. Le dessin est très expressif et plutôt fin, apparenté à la ligne claire européenne, comme on peut le voir chez d’autres mangakas contemporains, comme Hikaru Nakamura, l’autrice des Vacances de Jésus et Bouddha, ou même Posuka Demizu, la dessinatrice de The Promised Neverland. On est bien loin du furry, une catégorie de manga mettant également en scène des animaux anthropomorphisés. Mais là où Itagaki se distingue vraiment, c’est dans l’utilisation des trames.
Corentin : Un nouveau rappel s’impose : dans le dessin, et le manga en particulier, les trames sont des surfaces recouvertes de motifs que l’on peut transférer sur un dessin. Dans les dessins en noir et blanc - très présents dans le manga - elles servent à représenter les nuances de couleurs ou d’ombre. Et donc en quoi l’utilisation des trames change dans Beastars ?
Thomas : Ca change parce que leur utilisation est moins propre que dans les mangas classiques. Le tramage d’Itagaki dépasse grossièrement les lignes, ou prend des formes redondantes pour souligner une action. En superposition avec sa technique de hachurage, cela donne un dessin avec beaucoup de relief.
Corentin : Pour finir, quelle est la réception du manga au Japon - puisqu’il est encore un peu trop tôt pour avoir une idée de ses ventes en France ?
Thomas : Beastars est un succès ! C’est un succès auprès du public, puisqu’en septembre 2018, les 10 premiers volumes comptabilisaient un total de 6 millions de ventes dans l’archipel. Et c’est aussi un succès d’estime, puisque cette même année 2018, la série et sa créatrice ont remporté coup sur coup le prix Nouveau Visage du Japan Media Arts Festival, le Manga Taisho, le Prix Culturel Osamu tezuka dans la catégorie nouvelle création, et le prix du manga Kodansha dans la catégorie meilleur shonen.
Et enfin, en février 2019, une adaptation en dessin animé a été annoncée, produite par le studio Orange, spécialisé dans l’animation 3D, qui s’était distingué pour sa série L’ère des Cristaux. Aucune date de diffusion n’a encore été annoncée.
Corentin : Bon ben en tout cas, face à ta description enthousiaste et à la montagne de récompenses reçues par Beastars, j’en conclue que c’est quelque chose qu’il va falloir suivre de près. On le rappelle : Beastars, de Paru Itagaki, est disponible chez Ki-oon, au prix de 6€90 le volume. Merci Thomas, et à bientôt !
Thomas : A bientôt !
Avec « Beastars », on voit l’animal partout
Le manga destiné aux jeunes adultes « Beastars » fait sensation au Japon et se vend par millions. Plus porté sur le récit psychologique, voire politique, que sur le polar, il raconte la vie dans une académie d’animaux dans laquelle un meurtre étrange a eu lieu. Et évidemment, le loup que tout le monde risque de soupçonner de prime abord va chercher à faire profil bas pour l’occasion. Analysons cette fable moderne avec Thomas Hajdukowicz.
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