Corentin : Le manga dit “tranche de vie” est un genre qui a le vent en poupe depuis quelques années, au Japon comme dans le reste du monde. Il consiste à raconter la banalité de la vie quotidienne, sans drame grandiloquent. Yotsuba, de Kiyohiko Azuma en est certainement le meilleur exemple. Cependant, raconter le quotidien, d’un manga à l’autre, c’est un peu redondant… pas vrai Thomas ?
Thomas : Oui, c’est vrai, ça peut être redondant. C’est pour ça que pour varier les plaisirs et ne pas lasser leur lectorat, certains mangakas optent pour des changements drastiques.
Corentin : C’est à dire ?
Thomas : Eh bien par exemple en décrivant le quotidien, certes, mais d’un endroit, d’une époque, voire d’un univers différent du Japon contemporain. Le manga Minuscule, de Takuto Kashiki, prend le parti de raconter le quotidien, certes, mais dans un monde de fantasy où les protagonistes ne mesurent pas plus de quelques centimètres. Père et Fils, de Mi Tagawa, se concentre sur la relation entre un père et son jeune fils pendant le Japon féodal. Et le manga qui nous intéresse aujourd’hui prend place en Asie Centrale, au XIXe siècle. Il s’agit de Bride Stories, de Kaoru Mori. Le volume 10 de la série est sorti chez Ki-oon le 19 avril 2018.
Corentin : Merci pour ces précisions sur les mangas “tranche de vie”, mais penchons-nous plutôt sur Bride Stories. De quoi ça parle ?
Thomas : Le manga commence par le mariage de Karluk et d’Amir, quelque part en Asie Centrale, entre les actuels Afghanistan et Turkménistan. A priori rien de bien spécial, à ceci près que le jeune marié a 12 ans alors que son épouse en a 20. Cette union a pour but de rapprocher deux familles, réduisant ainsi les possibilités de conflits interclaniques dans la région.
On va donc suivre dans un premier temps ce couple pas commun, entre les efforts d’Amir pour s’intégrer à sa nouvelle famille, les complexes de Karluk liés à son jeune âge et toutes les petites joies et tracas que le quotidien a à offrir.
Corentin : Et c’est tout ? Parce que franchement, à part le changement de situation et d’époque, et sorti de la relation de couple certes peu commune, je vois pas ce qui change trop par rapport à d’autres histoires du genre.
Thomas : Ca n’est en fait que le début. Si tu as fait attention, le titre est au pluriel. Nous n’allons pas suivre qu’une seule histoire. A travers les yeux de M. Smith, un voyageur anglais résident pour l’instant chez la famille de Karluk, on va découvrir d’autres traditions matrimoniales. Depuis les steppes turkmènes, on va voyager jusqu’en Turquie, via la côte Caspienne, la Perse (qui correspond à l’actuel Iran), la Mésopotamie… M. Smith y rencontrera d’autres personnes, d’autres couples et prendra des notes sur les différentes traditions matrimoniales de cette partie du monde. On reviendra cependant de temps en temps sur le couple Amir/Karluk.
Corentin : Et donc Bride Stories, ça n’est que ça ? Une sorte de plongée anthropologique dans la vie quotidienne de couples d’Asie Centrale au milieu du XIXe siècle ? Nan parce que vu comme ça, ça a l’air intéressant, hein, mais pas super sexy.
Thomas : Oui, je comprends que ce pitch peut refroidir un peu. Mais pas d’inquiétude. D’abord parce que ce qui pourrait ressembler à une énonciation à la Prévert de coutumes diverses et variées est en réalité très bien construit. A chaque fois qu’on se focalise sur de nouveaux personnages, une trame narrative propre est mise en place. Donc si les belles histoires vous intéressent davantage que la sociologie de la famille dans les classes aisées dans la Perse du XIXe siècle, pas de problème, vous trouverez quelque chose à vous mettre sous la dent.
Ensuite parce que l’intrigue générale du manga laisse la part belle tant à la contemplation qu’à l’action vive. On a droit à des chapitres calmes où l’on se focalisera sur l’introspection des personnages, et à d’autres où il se passera des trucs intenses. Beaucoup de trucs intenses. En cela, j’aime bien comparer Bride Stories à une oeuvre comme Hamlet…
Corentin : Hamlet… Genre, le Hamlet de Shakespeare ?
Thomas : Celui-là même.
Corentin : Ah ouais, quand même. Et pourquoi donc ?
Thomas : Eh bien parce que certes, l’essentiel de l’intrigue se concentre sur quelques personnages clés, mais ils sont également des pions ou des instruments dans une trame narrative les dépassant largement. Dans Hamlet, le protagoniste est en proie à des tourments intérieurs qu’on pourrait rapprocher de la dépression alors qu’il est en quête de vengeance, donc quelque chose de très personnel. Mais il ne faut pas oublier que ce qu’il y a en jeu dans la pièce in fine, c’est l’indépendance du Danemark vis-à-vis de la Norvège. Donc quelque chose d’énorme, qui dépasse les individus.
Dans Bride Stories, comme dit plus tôt, le mariage entre Amir et Karluk a été arrangé pour rapprocher deux clans. Ce qu’il y a en jeu en filigrane, c’est ce que les historiens appellent aujourd’hui Le Grand Jeu. Cet événement historique peu connu par chez nous, a opposé pendant près d’un siècle (de 1813 à 1907) les empires britannique et russe pour le contrôle et l’influence de l’Asie Centrale. On peut alors comprendre le rôle de M. Smith davantage comme celui d’un espion venu tâter le terrain que comme un paisible voyageur pétri d’ethnographie.
Corentin : Ah oui, d’un coup, ça prend une autre ampleur, cette romance hors du commun.
Thomas : N’est-ce pas ! Enfin, si tout ceci ne vous convainc toujours pas, il y a évidemment le dessin de Kaoru Mori, superbe. Les décors sont incroyablement détaillés, les visages sont expressifs, les mouvements d’humains et d’animaux sont dynamiques. Kaoru Mori est clairement passionnée par les cultures et la période traitées dans le manga et a fait de nombreuses recherches pour retranscrire au mieux leurs pratiques, costumes, villes et paysages.
Corentin : Oui, d’ailleurs le XIXe siècle a l’air de lui tenir à coeur, puisque l’autre titre pour lequel elle est connu, Emma, se déroule à cette même époque.
Thomas : Effectivement. Mais dans ce cas, c’était davantage sa passion pour les femmes de chambres victoriennes qui l’avait animée, Emma se déroulant à Londres à cette époque. En outre, lors de sa venue à Paris en 2014, elle m’avait déclaré que le fait que Bride Stories se déroule au XIXe siècle relève davantage de l’intérêt scénaristique - du fait du Grand Jeu - que d’une véritable obsession pour le XIXe siècle. Ici, c’est d’abord son amour pour les cultures d’Asie Centrale qui a parlé et, de fait, n’importe quelle période aurait pu faire l’affaire.
Corentin : Une façon subtile de dire que tu as eu l’occasion de l’interviewer ! Bon, dans tous les cas, manifestement, Bride Stories, c’est validé par les Croissants. Le volume 10 est disponible chez Ki-oon à 7€65 en format poche, et à 14€00 en grand format dans la collection Latitude. On sait combien de volumes comptera la série ?
Thomas : Lors de l’interview - qui date un peu maintenant - elle partait sur une série en 12 ou 13 volumes. Ca a pu évoluer depuis.
Corentin : Merci pour cette ultime précision, et à bientôt !
Thomas : A bientôt !
« Bride Stories » : la vie steppes by steppes
La tranche de vie est un genre particulièrement courant dans le manga japonais. Mais dans le cas de « Bride Stories » de Kaoru Mori, le théâtre des événements est particulier, puisqu’il s’agit des steppes d’Asie centrale. À l’occasion de la sortie du dixième tome, Thomas Hajdukovicz nous parle de cette œuvre au propos bien plus historique qu’il n’y paraît.
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