Corentin : Si les derniers films Marvel en date nous ont appris quelque chose, c’est que la déconstruction du mythe des superhéros a du bon. C’est de ça que traite la BD dont tu viens nous parler, Thomas ?
Thomas : Salut Corentin. Oui, d’une certaine manière, c’est bien de ça que parle Jupiter’s Legacy, du scénariste Mark Millar et du dessinateur Frank Quitely. Le deuxième et dernier volume de la saga est sorti chez Panini début avril.
Corentin : Bien bien bien… Mais peut-être que tu peux nous rappeler en quoi consiste cette déconstruction du mythe du superhéros dont j’ai parlé en intro, si ce thème est au coeur de Jupiter’s Legacy.
Thomas : Comme son nom l’indique, il s’agit de défaire la façon dont les superhéros ont été construits jusque-là. Dans l’acception générale, un superhéros est un être hors du commun, doté de pouvoirs surnaturels et capable de prouesses physiques ou intellectuelles dépassant l’entendement. Surtout, à l’origine, le superhéros est un être exemplaire.
Corentin : Oui, c’est l’idée qu’on se fait de Superman ou de Captain America, par exemple.
Thomas : Tout à fait, en tout cas dans leur acception originelle. Ils sont relativement indestructibles, combattent le mal et sont exempts de tous reproches. Bref, après les âges d’or et d’argent du comics, respectivement dans les années 40 et 60, l’inspiration des auteurs s’est essoufflée. L’arrivée de nouveaux scénaristes, essentiellement britanniques, dans les années 70-80, va relancer la machine.
Corentin : Et comment cela ?
Thomas : Eh bien en détruisant l’image lisse des superhéros. En leur créant des fêlures, des défauts, des vices. Des auteurs comme Alan Moore, Neil Gaiman et Grant Morrison ont ainsi redéfini les Batman et Superman existants, et les ont assombri.
C’est à mettre sur le compte de deux facteurs. Ces nouveaux auteurs ont, à cette époque, compris que de plus en plus d’adultes lisaient des comics, et attendaient donc des histoires plus matures. Surtout, les années 80 étant une période de grandes disparités sociales, économiques et géopolitiques, ils ont voulu que les superhéros soient en adéquation avec cette époque.
Corentin : En somme, si je te suis, les superhéros reflètent leurs temps : quand ça va bien, ils sont radieux et triomphants, et quand ça va mal, ils deviennent plus sombres.
Thomas : C’est tout à fait ça ! Et donc, ça nous amène à Jupiter’s Legacy.
Corentin : Oui, quand même, parlons-en !
Thomas : Tout commence dans les années 30, quand un petit groupe de jeunes gens frappés par la crise de 1929, et mené par un dénommé Sheldon, se rend sur une île mystérieuse où ils vont acquérir des superpouvoirs et devenir… des superhéros. Sheldon optera ainsi pour une identité secrète sous le pseudonyme d’Utopian. Ce groupe est animé par la volonté de redresser l’idéal de l’âge d’or américain, fait de liberté et de capitalisme. 80 ans plus tard, ces superhéros ont eu des enfants, eux aussi dotés de pouvoirs. Cependant, contrairement à leurs parents, ils sont désabusés, préférant les juteux partenariats avec les marques et les autres avantages tirés de leur célébrité.
Corentin : Ah… je vois où on avance… Les parents représentent l’âge d’or des superhéros, quand les Etats-Unis étaient triomphants, là où leurs enfants représentent l’Amérique superficielle buvant du champagne alors que le monde est en crise.
Thomas : C’est à peu près ça. Dans ce contexte, Utopian représente l’autorité des superhéros, celui qui décide des combats à mener et des comportements à avoir. Vieux jeu, il reste persuadé que les superhéros doivent avoir une probité morale à toute épreuve. En bon libéral, il considère que ses pairs n’ont pas à intervenir dans les affaires publiques. Son frère, Walter, n’est pas de cet avis, et estime que les superhéros peuvent résoudre la crise et changer la société pour le mieux.
Corentin : Oui, c’est le “de grands pouvoirs impliquent de grandes responsabilités” qu’on attribue à Oncle Ben dans Spiderman.
Thomas : Voilà. Pour parvenir à ses fins, il va manipuler Brandon, le fils d’Utopian, afin qu’il prenne la place de son père et devienne président des Etats-Unis. S’en suit des luttes internes entre superhéros, entre les partisans de Walter et Brandon, et les autres, parmi lesquels ont compte Chloe, la soeur de Brandon, et Hutch, son compagnon.
Corentin : Oh la la, ça devient compliqué ton machin ! Donc si je synthétise : il y a ceux qui sont pour un interventionnisme superhéroïque, et les autres. Et tout ce monde se tape dessus. Et ces clans opposent Brandon et Chloe, qui sont frère et soeur. J’ai bon ?
Thomas : Oui, c’est à peu près ça. Mais ça n’est pas fini ! Quelques années plus tard, Chloe et Hutch vivent clandestinement en Australie. Ils ont eu un fils, Jason, lui aussi doté de superpouvoirs. Pendant ce temps-là, Brandon est devenu président, mais les choses ne se déroulent pas tout à fait comme prévu, et le pays est toujours en crise.
Frustré de ne pouvoir parvenir à ses fins aussi facilement qu’il le pensait, il redirige sa colère en menant une lutte acharnée contre les superhéros clandestins, parmi lesquels on compte donc sa soeur, son beau-frère et son neveu. Evidemment, la confrontation est inévitable.
Corentin : Eh ben, y’en a des éléments dans cette série ! Bon, après ce pitch, pourquoi c’est bien, d’après toi ?
Thomas : Tout d’abord parce que ça revisite intelligemment la déconstruction du mythe du superhéros. Certes, on donne aux personnages des aspérités qui, tout puissants qu’ils sont, les rendent plus humains, et donne à chacun des raisons d’agir comme ils font. Ca, c’est du déjà vu. Mais on les ancre également dans une époque.
Utopian est certes un personnage solaire et positif, il n’en reste pas moins hypocrite à ne pas vouloir voir la crise qui se produit au début des années 2000, alors qu’il a vécu le krach de 1929. Brandon et Chloe souffrent énormément de vivre dans l’ombre de leurs parents, de la même manière que les générations nées après 1980 sont aujourd’hui agacées d’être comparées aux baby-boomers, et doivent résoudre des crises qu’elles n’ont pas provoqué.
Corentin : Oui, mais si on ne s’intéresse pas spécialement à la politique, y’a des trucs à retenir, à apprécier ?
Thomas : Evidemment. Même si je n’apprécie pas tout ce qu’il a fait, on parle d’une BD avec Mark Millar au scénario. On lui doit, entre autres, Superman Red Son (qui part du postulat que la navette de Superman s’est écrasée en URSS et pas aux Etats-Unis) et Marvel Civil War. Donc le gars a quelques idées. Bon, il a aussi fait Kick-Ass et Wanted, que j’aime pas du tout, mais passons.
Et donc ici, il parle évidemment beaucoup de la famille. Avec le trio Utopian/Chloe/Jason, on a une dynastie de superhéros sur 3 générations, avec ce qu’il faut de drame et de conflit interne pour pimenter le tout. Cette filiation donne davantage de sens au titre du comics, puisque la notion d’héritage, qu’il soit génétique, financier ou moral, est au coeur de l’intrigue.
Surtout, pour couronner le tout, il y a l’incroyable Frank Quitely au dessin. Lui aussi est un cador dans sa discipline, avec des titres comme All-Star Superman, The Authority ou We3 à son tableau de chasse. Son trait est inspiré par Moebius et Katsuhiro Otomo. Le détail et le dynamisme de ses compositions valent à elles seules le coup de lire Jupiter’s Legacy.
Corentin : Bon, on aura compris ton enthousiasme et ta validation de ce titre. Quelque chose à ajouter à son propos ?
Thomas : Oui. Jupiter’s Legacy a droit à un spin-off se déroulant dans les années 50-60, qui suit la première génération de héros. Il s’intitule Jupiter’s Circle et est inédit en France. Il est également composé de 2 volumes. Enfin, aux Etats-Unis, courant 2019, sortira Jupiter’s Requiem, qui se posera en point d’orgue de tout cet univers.
Corentin : Merci pour ces précisions. Le volume 2 de Jupiter’s Legacy est disponible chez Panini Comics, et coûte 15€. A bientôt Thomas !
Thomas : A bientôt !
« Jupiter’s Legacy » : la séparation des super-pouvoirs
Les superhéros ne sont pas toujours tout blancs. Et c’est particulièrement le cas dans « Jupiter’s Legacy », comics assez sombre qui parvient à faire refléter le récit avec les évolutions historiques du monde réel. Passionné d’histoire et de bande dessinée, qui d’autre que Thomas Hajdukowicz pour nous aider à analyser tout ça ?
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