Corentin : Dans les Croissants, on a parlé de BD française, belge, américaine, britannique, japonaise, coréenne, mais je crois bien que c’est la première fois que l’on parle de BD chinoise. Alors, Thomas, quelle est cette bande dessinée dont tu viens nous parler ?
Thomas : Salut Corentin ! Comme tu l’as dit, aujourd’hui, on parle de manhua, qui est le terme générique pour désigner la bande dessinée produite en Chine, et plus précisément de Poisons, écrit et dessiné par l’auteur Golo Zhao - qui a déjà été publié à plusieurs reprises chez nous, notamment chez Casterman et Les Editions Fei. Et du coup, Poisons est édité par Pika.
Corentin : Bon, tu t’attends à ma question suivante : de quoi ça parle, Poisons ?
Thomas : Nous sommes dans la petite ville du sud de la Chine de Yuanci. Dans ce trou perdu dans la campagne, la jeune Lili, âgée d’une petite dizaine d’années, s’ennuie. Les études ne l’intéressent pas, et elle rêve de ville, surtout depuis que sa mère l’a abandonnée à sa grand-mère, qui se charge donc de l’élever. Elle est par ailleurs rejetée par les autres élèves de sa classe, parce que l’autre paria de la classe, Xiaoyin, et la petite soeur de cette dernière, Xiaoxi, trainent avec elle. Ces deux soeurs sont atteintes d’une maladie mentale. Leurs activités préférées consistent à fouiller dans les poubelles des différents lieux de décharge de la ville pour y trouver d’éventuels trésors. Lili les suit dans ces “aventures”, souvent contre son gré, surtout pour ne pas être totalement isolée.
Régulièrement, Xiaoyin et Xiaoxi font des bêtises, qui donnent parfois lieu à des dégradations. Et comme Lili les accompagne, on lui reproche aussi ses méfaits. C’est pourquoi, excédée, un soir Lili fomente un plan pour se débarrasser de ses camarades de classe...
Corentin : Ah oui, c’est sombre, ton histoire. Et ça devient plus léger par la suite ?
Thomas : Pas vraiment, non… Car le scénario de Poisons s’inspire d’un fait divers réel. La seconde moitié de la BD se focalise d’ailleurs sur l’enquête qui a été menée consécutivement. Bref, on rigole pas vraiment.
En cela, Golo Zhao est dans la lignée de ce qu’il avait fait avec La balade de Yaya, puisque l’enfance et le drame sont au coeur du récit. La balade de Yaya est d’ailleurs certainement son oeuvre la plus connue chez nous, puisqu’elle avait été scénarisée par le français Jean-Marie Omont, lui offrant davantage de visibilité en France. Il explique comment cette collaboration a vu le jour, lors de l’édition 2015 du Salon du Livre de Brive.
[01 - golo zhao brive.wav]
Les éditions Fei m’ont contacté après avoir vu mon travail sur mon site. Ils ont trouvé mes dessins très colorés. Ils m’ont donc proposé de travailler sur Yaya. J’ai alors rencontré le scénariste Jean-Marie Omont, nous avons déterminé les éléments de script que nous voulions intégrer, ce que nous voulions montrer aux lecteurs, ce que nous voulions créer.
Après, d’un point de vue scénaristique, la comparaison entre Poisons et La balade de Yaya s’arrête là. Car si dans Yaya il y a de l’aventure et un peu de fantaisie, dans Poisons, on se mange une réalité assez froide dans la face.
C’est d’ailleurs renforcé par le dessin du manhua.
Corentin : Ah ben justement, le dessin, qu’en est-il ?
Thomas : Eh ben il est comme le décrit Zhao dans l’extrait sonore qu’on a écouté. A savoir : un dessin doux, proche de la ligne claire, aux tonalités pastelles. Les visages sont expressifs, malgré une économie de traits. Les décors sont relativement pauvres, puisque l’essentiel de l’intrigue se déroule dans les bâtiments vétustes d’une petite ville de province chinoise. Mais les quelques scènes en extérieur sont remarquables. Bref, formellement, cette douceur est très chouette, et par ce contraste, renforce l’intensité du fait divers abordé.
Corentin : Tu dis que c’est très chouette formellement, je te cite, hein. Dois-je comprendre que le fond de Poisons est moins bien ?
Thomas : Il y a un petit problème de rythme et de structure dans l’histoire. Le premier acte d’exposition met en place l’intrigue, OK. Le deuxième acte montre la montée de l’exaspération en Lili, OK aussi. Mais les troisième et dernier actes, qui montrent l’enquête et son dénouement, ont un coup de mou. L’agencement des scènes entre elles sont un peu confuses. Rien de dramatique, mais on perd un peu du dynamisme du récit. C’est peut-être lié au fait qu’initialement, il voulait faire de cette histoire une nouvelle, qui au fil du temps s’est allongée pour atteindre les 130 pages.
Mais globalement, la mission que Zhao s’est fixé est accomplie. En s’intéressant à un fait divers qui n’a fait l’objet que de quelques lignes trouvé sur un site, l’auteur veut montrer la banalité du mal, et surtout la loi de proximité.
Corentin : La loi de proximité, arrête-moi si je me trompe, c’est ce phénomène qui fait que l’on se sentira davantage impliqué par une information plus les faits se seront déroulés près de là où l’on vit (ou d’un endroit auquel on a un attachement personnel). C’est bien ça ?
Thomas : C’est bien ça. Car selon Zhao, si le même fait divers avait eu lieu dans une métropole plus densément peuplée, il aurait certainement eu beaucoup plus d’écho. Il veut souligner d’une certaine façon l’hypocrisie de la société contemporaine chinoise, qui dédaigne ses campagnes alors que des drames similaires à ceux que l’on trouve dans les villes s’y déroulent.
[02 - macbeth.wav]
Enfin, le récit est aussi l’occasion pour l’auteur d’invoquer quelques oeuvres, notamment Macbeth, dont on écoute ici un extrait de l’opéra écrit par Verdi, mais aussi Des souris et des hommes. Soit des récits où les questions d’adversité et de responsabilité sont omniprésentes. Lili essaye d’échapper à son destin, mais elle aura beau faire, ça ne sera pas possible. La conclusion est déchirante par sa fatalité, douce, mais surtout extrêmement amère.
Poisons est une bonne porte d’entrée pour découvrir un tout petit bout de la nouvelle bande dessinée chinoise - puisque jusqu’à maintenant peu de manhua se sont attaqués à des faits d’actualité. Si le scénario peut être parfois bancal, la qualité du dessin rattrape l’ensemble.
Corentin : Eh bien merci pour toutes ces barres de rire, Thomas. Je le rappelle, Poisons, de Golo Zhao est disponible chez Pika dans la collection Pika Graphic, et coûte 18 euros !
« Poisons », le manhua inspiré d’un fait divers toxique
La bande dessinée chinoise reste assez mal connue en France. A fortiori la bande dessinée chinoise à portée sociale. Thomas Hajdukowicz nous présente donc « Poisons », de l’auteur Golo Zhao, un manhua inspiré d’un fait divers réel.
0:00
5:53
Vous êtes sur une page de podcast. En cas de difficulté pour écouter ce document sonore, vous pouvez consulter sa retranscription rapide ci-dessous.