Corentin : Dans le monde de la bande dessinée, l’hiver, ça veut dire deux choses. D’abord que Noël approche et que donc on va vendre des palettes et des palettes de BD pour les cadeaux. Et ensuite qu’Angoulême est pas loin, avec son cortège de prix, de dédicaces et d’expositions en tous genres. C’est bien pour ça que tu viens aujourd’hui, Thomas ? Tiens, d’ailleurs, bonjour, on se fait la bise ? Allez !
Thomas : *smac* *smac* Salut Corentin, oui, aujourd’hui, je vais passer en revue quelques BDs de la sélection officielle 2019, qui compte quand même 45 ouvrages.
Corentin : Oui, on va peut-être pas tous les faire. Bon, déjà, je vais pas te demander tes favoris, puisque spéculer sur les vainqueurs, c’est pas simple, j’imagine. Mais, allez, sur ces 45 volumes, si tu ne devais en retenir que 3, lesquels ça serait ? Ca pourra me donner des idées supplémentaires de cadeau, ça, en plus…
Thomas : T’es un petit malin. Bon, alors déjà, on ne va pas parler des oeuvres qu’on a déjà évoqué dans des chroniques précédentes comme La Cantine de Minuit ou Pline…
Corentin : ...à retrouver dans le brunch… Dis-moi, c’est pas un peu du humble bragging, ce que tu nous fais ?
Thomas : EH BAH DÉSOLÉ D’AVOIR BON GOÛT, MON VIEUX ! Oui, bon, donc, 3 titres sur les 45 en compétition… On va commencer par Moi, ce que j’aime, c’est les monstres, de l’autrice Emil Ferris, dont le premier volume en français a été traduit par les éditions Monsieur Toussaint Louverture.
Corentin : Ah, mais j’en ai entendu parler, de cette BD. C’est un peu un livre événement, non ?
Thomas : Je ne te le fais pas dire. Jusqu’à 2017, Emil Ferris était une illustre inconnue. Cette BD, qui est sa première, a été une surprise totale dans le milieu, et les différentes critiques très positives qu’elle a reçu l’ont propulsée en quelques semaines au statut de monstre sacré de la bande dessinée.
Corentin : Du coup, de quoi ça parle ?
Thomas : Il s’agit du journal intime de Karen, une enfant de 10 ans, alter ego de l’autrice. Elle est fascinée par les monstres au point de s’imaginer comme un loup garou. Au fil du récit, Karen va se mettre à enquêter sur le suicide d’une de ses voisines. C’est vraiment une BD inclassable, très poétique et touchante, parfois sombre, parfois lumineuse, sur ce qui fait de nous des humains. Le style de Ferris est à mi-chemin entre celui d’un Charles Burns et d’un Art Spiegelman, mais en fait, c’est unique. Les dessins sont faits au stylo, tout en hachures, ce qui donne une texture et un relief vraiment particulier à son trait.
Corentin : Oui, d’autant plus qu’Emil Ferris a un parcours hors du commun, il me semble.
Thomas : Tu es bien renseigné ! Mais, oui, elle a bien un parcours hors normes. Jusqu’en 2002, elle est illustratrice et designeuse. Mais le jour de ses 40 ans, elle se fait piquer par un moustique qui la plonge dans un coma de 3 semaines. Elle contracte une des formes les plus graves du syndrome du Nil, qui entraîne une paralysie de ses membres et surtout de sa main droite.
[01 - ferris.mp3]
J’ai été mordue, mais ça n’a pas été le genre de morsure que j’espérais. Ca m’a transformé en monstre, et j’ai compris ce que c’était que d’être un monstre. Je ne faisais pas ce que je voulais. Je ne travaillais pas en tant qu’artiste à cette époque. D’une certaine façon, la morsure a sauvé ma vie, parce que si vous perdez quelque chose que vous pensiez comme acquis pour toujours, tout à coup, ça devient très précieux pour vous.
L’expérience la transforme, elle se force à rééduquer ses membres, et elle s’inscrit au Chicago Art Institute. Moi, ce que j’aime, c’est les monstres, est le résultat de 6 ans d’effort pour surmonter la maladie et faire son introspection. Et le résultat est incroyable.
Corentin : OK, ça fait une BD, qu’est-ce qu’on a ensuite. Quelque chose qui viendrait du Japon, par exemple ?
Thomas : OK, partons au Japon en faisant un détour par la Nouvelle Angleterre, avec le volume 1 des Montagnes Hallucinées, de Go Tanabe, adapté des oeuvres de Lovecraft. Chez nous, c’est disponible depuis octobre 2018 chez Ki-oon.
Comme l’oeuvre dont il est adapté, ce manga nous plonge au sein d’une expédition en Antarctique. Là, l’équipe scientifique du professeur Dyer découvre une chaîne de montagnes jusqu’ici inconnue, aux formes incongrues.
Corentin : Ca n’est pas la première fois que les récits de Lovecraft sont adaptés en BD, qu’est-ce que cette version apporte de plus ?
Thomas : Il s’agit d’un manga. Et Tanabe a obtenu de ses éditeurs qu’ils lui laissent autant d’espace qu’il le souhaite pour exposer son propos. On a donc droit à une multitude de paysages glacés et irrationnels pour nous immerger dans l’atmosphère lovecraftienne avec les personnages. L’auteur prend son temps, et nous allons plonger peu à peu dans l’horreur et la folie de ces espaces autrefois occupés par de grands anciens. Le trait de Tanabe est beau et précis, parfait pour retranscrire l’ambiance des nouvelles de Lovecraft.
Il n’en est d’ailleurs pas à son premier essai, puisque par le passé, il avait également adapté The Outsider, toujours de Lovecraft.
Corentin : Ca fait un peu froid dans le dos ton histoire. Est-ce qu’on pourrait revenir en Europe pour finir ?
Thomas : A ton service mon ami. On voyage en Belgique pendant la Seconde Guerre mondiale avec la première partie de Spirou ou l’espoir malgré tout, d’Emile Bravo, édité par Dupuis.
Corentin : C’est pas une sélection marrante-marrante que tu nous as fait.
Thomas : Ah ben désolé, hein, c’est pas ma faute si le comité de sélection d’Angoulême est pas rigolo. Mais revenons à Spirou. Emile Bravo avait déjà exploré les origines du mythe du groom aux cheveux roux en 2008 avec son génial Journal d’un Ingénu. L’espoir malgré tout se place dans la continuité de cette oeuvre, et met toujours en scène des versions adolescentes de Spirou et Fantasio. Le premier est toujours assez naïf et ne comprend pas bien les conséquences de la guerre. Le second, engagé dans le conflit comme soldat belge, devient de plus en plus cynique, confronté aux horreurs de la guerre.
Dans cet exercice de style, l’auteur laisse la part belle à l’introspection plutôt qu’aux traditionnelles aventures de Franquin. Emile Bravo explique son cheminement ici lors d’une conférence au festival Quai des Bulles 2018 :
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Ben là, c’était l’excellent exemple, expliquer qu’un enfant qui est un groom, socialement pas grand chose, devient un être libre et un aventurier au travers de la plume de Franquin en 46. Et au départ, il est groom, en 38. Qu’est-ce qui s’est passé entre les deux ? Ben y’a eu la Seconde Guerre mondiale. Donc je me suis dit que c’était ça qui l’avait construit, parce que le pire engendre aussi le meilleur.
On retrouve donc le trait d’Emile Bravo, un peu naïf mais très précis, digne héritier de la ligne claire franco-belge. Les différents personnages incarnent différents aspects de l’humanité, avec en point central Spirou, être plein de potentiels encore inexploités, matrice du futur aventurier qu’il est amené à devenir. Mais pour ça, il va devoir souffrir de la guerre.
Corentin : Bon, eh bien c’est noté. On rappelle les titres de tes choix : Moi ce que j’aime c’est les monstres, d’Emil Ferris, Les montagnes hallucinées, de Go Tanabe, d’après Lovecraft, et Spirou ou l’espoir malgré tout, d’Emile Bravo. On rappelle également que la 46e édition du Festival International de la BD d’Angoulême se tient du 24 au 27 janvier 2019. On verra à ce moment là si tu es bien un prophète de la BD. Merci et à bientôt, Thomas !
Thomas : A bientôt !
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