Thomas : Bonjour à tous ! En mars dernier, la ville de Lake Elsinore dans le sud de la Californie est envahie de visiteurs. Quelques jours plus tôt, son champ de coquelicots en pleine floraison a été immortalisé sur la toile par quelques instagrammeurs en goguette. Un phénomène nourri par les médias en ligne et le tourisme de masse. Élodie Carcolse de la Réclame nous en dévoile quelques chapitres.
Élodie : Bonjour Thomas. Eh oui, en 2019, plus que jamais, Instagram est un royaume, et les influenceurs en sont les rois. Des souverains dont les publications ont parfois des conséquences insolites. Demandez donc aux habitants de Lake Elsinore, situé au sud de Los Angeles, ce qu’il est advenu de leur magnifique parc rempli de coquelicots.
Thomas : rien de bon j’en ai peur.
Élodie : En effet, après un hiver pluvieux, les montagnes vallonnées du parc national de Lake Elsinor ont bénéficié d’une exceptionnelle floraison, un phénomène appelé superbloom, soit super floraison en français. Au menu : couleurs vives à perte de vue et fleurs en abondance recouvrant les collines. Du paysage hautement instagrammable, “no filter needed” comme disent les puristes, et dont la popularité n’a cessé de croître sur internet. Steve Manos, le maire de la ville, n’en revient pas lui même : pensez, cette super floraison est une première en 32 ans, s’enthousiasme-t-il auprès New York Times.
Thomas : une première qui n’aura donc pas tenu bien longtemps.
Élodie : eh non, vous vous en doutez puisque ce superbloom a donné lieu à une autre super floraison, beaucoup plus pernicieuse celle-ci, dopée par Instagram. Le maire de Lake Elsinor raconte ainsi au NYT que la première semaine de mars, à l’apparition des premiers bourgeons, quelques influenceurs 2.0 sont venus profiter du magnifique paysage. Comme le relate ce reportage d’ABC7
Extrait : https://www.youtube.com/watch?v=FMJCOJSaSDo 0’39 à 0’52
Traduction : Beaucoup étaient là pour prendre la photo parfaite. Qu’ils soient photographes professionnels ou amateurs avec leur téléphone portable pour capturer cette splendeur dorée.
Fille : Nous sommes venus passer un peu de temps dans les champs de fleurs et prendre de bonnes photos pour Instagram (rires).
Élodie : Il suffit de taper Lake Elsinor dans Instagram pour se rendre compte du phénomène : une ribambelle de jeunes filles en tenue champêtre, air inspiré ou sourire ultra bright au milieu d’une nature en technicolor. Mais une influenceuse en particulier serait à l’origine de cette invasion grimpante croit savoir le NYT. Jaci Marie, 24 ans, youtubeuse, co-animatrice du podcast WhatWeSaidPodcast, et 405 000 followers au compteur sur Instagram. Cette jeune femme originaire de Los Angeles a publié une première photo le 1er mars dernier, soit aux prémices de cette floraison. Une publication likée plus de 60 000 fois.
Thomas : Quelque chose me dit que la ville se serait bien passée d’une telle publicité.
Élodie : Et pas qu’un peu, puisque c’est un flot ininterrompu de curieux et instagrammeurs du dimanche, venus en voiture pour la plupart, qui s’est déversé dans la ville de 60 000 habitants. Lors du week-end de la Saint Patrick (17 mars), 100 000 personnes se rendront dans la petite commune. Une affluence sans précédent pour la municipalité, qui n’y était évidemment pas préparée. Pour la ville, cette superfloraison, aussi charmante soit-elle, n’était pas un événement en soi. Pourtant, les autorités ont rapidement renommé ce superbloom, PoppyShutdown.
Les photos du NYT relatant cette histoire montrent en revanche des dizaines de personnes arpentant les allées balisées, ou non, bordant les champs de coquelicots, à la recherche d’un lopin de terre encore inoccupé pour prendre la pose. Foulant du pied au passage les délicats coquelicots au milieu desquelles ils sont venus se photographier.
Thomas : triste ironie que de venir saccager l’endroit qu’on est venu visiter
Élodie : Plus ironique encore, la légende de la photo de Jaci Marie à l’origine de ce raz de marée. Je cite : “Tu n’influenceras jamais le monde en essayant d’être comme lui. “Les personnes les plus influentes de tous les temps sont celles qui n’avaient pas peur de faire les choses autrement.”
Thomas : Ah oui, pour la leçon on repassera !
Élodie : C’est clair. Pourtant, si le maire de la ville a traversé, je cite, “la plus grande crise de son mandat”, cet événement n’est pas une première. En août 2018, le NYT relatait déjà l’invasion d’un champ, de tournesol cette fois-ci, à Hamilton, en Ontario. Autre lieu, même histoire : un lieu instagrammable, quelques dizaines de visiteurs au départ, les premières publications virales et puis patatras. À l’époque, le propriétaire décrivait “une armée de zombies” débarquant de manière incontrôlable pendant plusieurs jours. Avec des échelles et des perches à selfie pour les uns, quand les autres arrachaient tout simplement des tournesols en souvenir ou pour parfaire une photo.
Thomas : C’est aussi fascinant que déprimant.
Élodie : D’autant que les dégradations et comportements irrespectueux des instagrammeurs, blogueurs et influenceurs mettent en danger des sites naturels, parfois classés ou protégés. Avant eux, le cinéma et la télévision jouait déjà ce rôle de prescription. L’avènement du tourisme de masse et d’instagram n’a fait qu’amplifier le phénomène. En 2018 par exemple, la fameuse baie rendue célèbre par le film de Danny Boyle, La Plage, sorti il y a 19 ans (19 ANS !!!!), avec Leonardo DiCaprio et Guillaume Canet a été une nouvelle fois interdite au public pour une durée indéterminée en raison des ravages écologiques causés par ces afflux de visiteurs et ses tours opérators.
Thomas : Encore à moindre échelle, c’est ce que l’on peut voir ces derniers temps du côté de la rue de Crémieux à Paris où les façades colorées charrient leur lot d’instagrammeurs.
Élodie : exactement, ou dans le Var actuellement autour des sources de l’Huveaune. Un paysage presque irréel qui subit les assauts des touristes depuis qu’un article lui a été consacré. On est loin de la ruée du champ de coquelicot californien, mais c’est bien l’un des syndromes de l’ère instagram. Les dégradations et nuisances en bonus.
Thomas : Instagram et voyage ne font décidément pas bon ménage
Élodie : C’est peu de dire. Les exemples de ce type ne manquent. À l’heure où tout se partage, se like et se commente, les partisans d’un tourisme responsable doivent composer avec la viralité des réseaux sociaux et des articles faisant leurs titres sur ces endroits à fort potentiel, comme “40 destinations incontournables à voir une fois dans sa vie”. Le compte Insta repeat qui compile toutes ces photos semblables prises au même endroit est assez confondant. Les photos de voyage comptent désormais plus que le voyage en lui même.
Thomas : La situation paraît inextricable. Un peu d’optimisme peut-être…?
Élodie : Une petite lumière au bout du tunnel du moins. Dans 20 minutes, Guillaume Cromer, président de l’ONG Acteur pour un tourisme durable, s’en remet aux nouvelles technologies. Selon lui, je cite “Il faudrait pouvoir se doter d’outils afin d’anticiper la viralité des photos publiées par des blogueurs ou instagrameurs à fort potentiel d’impact” D’après lui, les algorithmes pourront bientôt mesurer « l’instagramabilité » d’une photo grâce à différentes données, comme la météo, et permettront ainsi aux autorités de ne plus être prises au dépourvu.
Thomas : Ah, c’est quand même la moindre des choses, que la machine soit aussi au service de l’humain !
Élodie : En attendant que la technologie produise ses effets, les internautes responsables sont déjà à la manoeuvre. De nombreux commentaires critiques dénonçant l’égoïsme des influenceurs et leur obsession de la photo parfaite fleurissent sous les publications des instagrammeurs fous de Lake Elsinore, ou d’autres lieux ravagés par leur passage.
Thomas : Si les influenceurs ont un pouvoir de prescription énorme sur leur communauté, ils sont également très à l’écoute de ses états d’âme. Ce qui pourrait les inciter à plus de clairvoyance à l’avenir. C’est aussi leur réputation et donc leur business qui est en jeu.
Élodie : Exactement. En pleine tendance environnementale et dénonciation d’une consommation à outrance, ce type d’ego trip version champêtre passe mal. Et la prochaine fois que vous dégainez votre smartphone pour prendre une photo, pensez à ce mot de la photographe américaine Ruth Bernhard : “Si vous vous contentez de voir ce qui est évident, vous ne verrez rien.”
Thomas : Merci Élodie, pour cette mise au point, le jeu de mots est volontaire, et à la prochaine !
Entre instagrameurs et respect de l’espace public, y’a plus photo
En mars 2019, des milliers d’Instagrameurs ont ravagé les champs de coquelicots de la petite commune de Lake Elsinor, en Californie. Un phénomène qui concerne et inquiète de plus en plus d’administrations locales. Élodie Carcolse de « La Réclame » explique ce phénomène et ce qu’il signifie pour le futur du tourisme de masse.
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