Dans la petite cuisine de YouTube

Corentin : Dis-moi, Thomas, tu regardes des chaînes Youtube de cuisine ?
Thomas : Ah, salut Corentin, je t’avais pas vu. Oui, je regarde des chaînes Youtube de cuisine, pourquoi cette question ?
Corentin : Ben parce que je cherche un ptit tuto pour réussir mon omelette, mais j’avoue être un peu perdu. T’as des recommandations ?
Thomas : Ca dépend, tu cherches en quelle langue ?
Corentin : Oh ben en français, si possible…
Thomas : Alors je vais avoir un peu plus de mal à te renseigner. C’est pas qu’il existe pas de bonnes chaînes Youtube de cuisine en français, hein. Mais elles sont quand même globalement moins bien que ce qui se fait aux Etats-Unis ou au Royaume-Uni.
Corentin : Ah ouais ? Tu peux m’éclairer ?
Thomas : Ben du côté français, on a globalement deux types de youtubeurs cuisine. D’un côté ceux qui reproduisent les codes des émissions culinaires traditionnelles. De l’autre, ceux qui reproduisent les codes des chaînes Youtube à succès. Dans un cas comme dans l’autre, c’est pas super : soit parce que c’est pas très inventif comme format et que c’est globalement pas très fun ; soit parce que ça n’est pas très didactique. En essayant de faire des vidéos à la Norman ou à la Cyprien, avec des jumpcuts et des blagues dans tous les sens, on perd le spectateur et on apprend pas grand chose.
Corentin : Allons, y’a quand même de bonnes chaînes de cuisine francophones, non ?
Thomas : Oui, évidemment, mais moins qu’en anglais, quoi. Parmi celles que je retiens, on a Enjoy Cooking, le pendant cuisine d’Enjoy Phoenix, et Fast Good Cuisine qui se concentre sur la reproduction maison de plats de fast food. Et si on part de l’autre côté de l’Atlantique, dans la Belle Province, l’Anarchie Culinaire selon Bob est une de mes chaînes favorites.
[01 - Anarchie Culinaire.mp3]
Salut ! Bienvenue à l’Anarchie Culinaire. Je suis votre hôte, Bob le Chef, aujourd’hui, on cuisine mon met favori de la cabane à sucre, on fait des beignes !
On notera que maintenant, Bob le Chef fait surtout des lives sur Twitch, qu’il reposte ensuite sur sa chaîne Youtube, où il cuisine avec d’autres gens.
Corentin : Ah, je savais bien qu’il y avait des trucs en français. Mais du coup, pourquoi tu préfères malgré tout les chaînes anglophones ?
Thomas : Déjà parce qu’elles sont plus variées. Ca, c’est à mettre sur le compte de l’anglais, qui est évidemment bien plus parlé dans le monde que le français. Du coup, ça permet à beaucoup de personnes avec un parcours culturel divers - et donc des cultures culinaires différentes - de faire des chaînes Youtube variées, et d’avoir tout de même une audience. Ensuite, la cuisine y est beaucoup plus incarnées. On s’attache tant aux plats préparés qu’aux personnalités qui les font. Ca se joue sur la mise en scène, la façon dont sont présentés les recettes, mais aussi les formats.
Corentin : Ah, oui, j’imagine que tu penses à Tasty, non ?
Thomas : Alors Tasty, la chaîne cuisine du média Buzzfeed, est sympa, parce que ça donne envie de cuisiner…
Corentin : Oui, c’est très food porn…
Thomas : Oui, voilà, mais comme c’est extrêmement concis, et sans explication autre que la quantité d’ingrédients et les cuissons, pour un novice, c’est un peu complexe. On ne dit quasiment rien des techniques, du coup, on peut facilement se planter. De mon côté, je pensais plutôt à des chaînes comme Binging with Babish, où l’hôte, Andrew, reproduit des plats vu dans des films, des séries ou des jeux vidéo, ou encore Sorted Food, animé par cinq jeunes britanniques qui veulent rendre la cuisine à la portée de tous, avec des thèmes originaux.
[02 - Sorted Food.mp3]
Hello! We’re Sorted Food, and it’s Fridge Cam time. Today, we’re gonna show you how to make ice cream regardless of how much time you’ve got or your expertise in the kitchen.
Dans cette vidéo, ils donnent 3 recettes différentes de desserts glacés, en prenant en compte l’équipement que tout à chacun a (ou n’a pas) pour les réaliser. C’est drôle, on apprend des choses, et on a envie de cuisiner après.
Corentin : Je vois. Dans ce cas, comment on peut expliquer de telles différences entre chaînes francophones et anglophone ?
Thomas : Pour comprendre cela, il faut remonter le temps et observer comment la cuisine a été filmée pour la télévision dans les différents pays. En France, les émissions de cuisine ont souvent été animées par des grands chefs,de Raymond Oliver à Joël Robuchon. Même lorsqu’ils présentaient des plats ménagers, ça posait la cuisine comme une affaire de techniciens, ancrée dans une tradition. Donc avec le temps, la cuisine télévisée s’est institutionnalisée.
Ca se poursuit aujourd’hui avec Top Chef, qui met en scène des professionnels. On notera que l’émission concurrente, Masterchef, qui faisait appel à des amateurs, n’existe plus aujourd’hui. Pour faire de la cuisine et la présenter, on attend une légitimité. C’est la même chez la plupart des Youtubeurs cuisine francophones, qui pour la plupart ont un passif dans des cuisines professionnelles.
Corentin : Je vois : plus ou moins consciemment, lorsque tu t’embarques dans la cuisine sur Youtube en France, tu te traînes le passif des Maïté et compagnie. Et du coup, chez les anglophones, qu’en est-il ?
Thomas : La donne est complètement différente. Aux Etats-Unis, la référence des émissions culinaires est Julia Child.
Corentin : Ah, mais oui ! Elle est interprétée par Meryl Streep dans le film Julie & Julia !
Thomas : Celle-là même. Avec son ton super sympathique et quelque peu débonnaire, sa voix très particulière, et son physique hors du commun (elle mesurait 1m88), elle a fait rentrer la cuisine - française - dans les foyers américains. Aujourd’hui encore, elle reste une référence. Les émissions de cuisine anglophones lui doivent beaucoup, que ce soit dans le ton, les messages mis en avant, et le rapport aux téléspectateurs. Grâce à elle, la cuisine devient un loisir et un spectacle, à tel point qu’elle est devenue une icône de la pop culture américaine :
[03 - ERB Julia Child.mp3]
Go on and cross your arms in that B-boy stance. When it comes to haute cuisine, there’s one F word: France! Here’s a nice amuse-bouche: take a poor abused youth, set a thirty years timer, voilà! Huge douche!
Thomas : C’est un extrait de l’Epic Rap Battle of History opposant Gordon Ramsay à, justement, Julia Child. On notera que Mamrie Hart qui interprète Child ici reproduit sa voix si caractéristique assez bien.
Corentin : Ah oui, elle est effectivement devenue un phénomène avec le temps. Et donc cette attitude, c’est la raison pour laquelle les chaînes anglophones sont plus didactiques, j’imagine.
Thomas : Oui, c’est un des facteurs. L’autre facteur, c’est que la presse spécialisée dans la cuisine s’est décloisonnée bien plus vite qu’en France.
Corentin : Je comprends pas trop ce que tu veux dire par là.
Thomas : Pendant longtemps, la presse culinaire était cantonnée aux magazines dits féminins. Mais dans les années 70, des publications américaines comme Food & Wine Magazine et Bon Appétit ont compris que la cuisine concernait tout le monde, et on donc fait évoluer leur image, faisant de la cuisine un phénomène culturel à part entière, comme la musique ou le sport. D’ailleurs, les chaînes Youtube de Bon Appétit ou Tastemade reprennent ces notions aujourd’hui. Même, des pure players jusqu’ici dédiés aux modes culturelles se sont équipés de chaînes Youtube dédiées à la nourriture : Buzzfeed a Tasty, justement, Vice a Munchies, Complex a First We Feast...
En France, il faut attendre bien plus longtemps avant que l’on ne voit des publications comme Fricote, Yannick Alléno Magazine ou 180°C chez les marchands de journaux. Et même si des émissions comme Top Chef ont transformé la cuisine en activité sexy, on reste un peu à la traîne.
Corentin : OK, on y voit un peu plus clair dans le Youtube jeu culinaire, et je comprends surtout que les chaînes dédiées à la cuisine se posent dans la continuation des émissions de télé gastronomiques, et plus largement du paysage médiatique et de sa sociologie. J’espère que je trouverai des tuto omelette dans tout ce bazar. Merci Thomas, et à bientôt !
Thomas : A bientôt !