C : C’est l’une des dernières tendances d’Instagram, le réseau social détenu par Facebook. Et pas des moindres : la poésie ! Qu’elle soit en rime ou en prose, illustrée ou pas, elle envahit cette plateforme à la base destinée à l’image. Morgane Giuliani est là pour nous décrypter cette tendance Web, bonjour Morgane !
M : Bonjour Corentin ! Alors, j’imagine que dans ta prime enfance, tu as dû, à l’école, apprendre par coeur des poèmes de Prévert, Apollinaire, Baudelaire ou d’autres poètes en “air” ?
C : “Sous le pont Mirabeau/Coule la Seine/Et nos amours/Faut-il qu’il m’en souvienne/La joie venait toujours après la peine.” C’est comme si c’était hier !
M : Eh bien les livres d’école devront peut-être faire de la place à une nouvelle génération de poètes, née sur Internet. Ça a commencé sur des forums spécialisés durant les années 2000, puis Tumblr et Twitter, mais le phénomène a vraiment pris une ampleur énorme sur Instagram depuis 3 ans environ. Au point que ces poètes 2.0 sont surnommés les Instapoets. Si tu tapes ce mot dans le moteur de recherche d’Instagram, il te propose près de 1,5 million de résultats.
C : Ça représente donc une communauté assez conséquente. Néanmoins, si la France commence à s’y mettre, ces Instapoets sont encore majoritairement anglophones.
M : Pour en prendre le pouls, il suffit de jeter un oeil au compte de la reine du genre : Rupi Kaur. Cette Canadienne de 25 ans affiche plus de 2 millions d’abonnés et des centaines de milliers de likes pour ses poèmes aussi bien à fleur de peau que puissants.
[EXTRAIT]
https://www.youtube.com/watch?v=rVo4q6xsWNc
M : En français, ça donne : “On t’a appris que tes jambes sont un arrêt pour les hommes ayant besoin de se reposer/Un corps vacant, qui reste vide pour les invités, mais personne n’y vient avec la volonté d’y rester”
C : Et au delà de leur succès en ligne, ces Instapoets connaissent un succès énorme en librairie.
M : Face à l’afflux de fans sur les réseaux sociaux, les maisons d’édition ont dû suivre. D’abord auto-publié, le premier recueil de Rupi Kaur, Milk and Honey, s’est depuis écoulé à plus de 2,5 millions d’exemplaires à travers le monde, et a été traduit dans 25 langues. Si vous n’êtes pas totally bilingue, vous pouvez vous en procurer la version française, Miel et Lait, aux éditions Charleston. Fin 2017 est sorti son deuxième recueil de poèmes, The Sun and her Flowers. Telle une popstar, Rupi Kaur a parcouru l’Amérique du Nord pour donner des lectures publiques très fréquentées, et elle est en ce moment-même en Inde.
C : Avant Rupi Kaur, il y a eu Nayyirah Waheed, auteure basée aux États-Unis, mais dont on sait très peu de choses.
M : C’est bien elle la Madonne des Instapoets. Très discrète, Nayyirah Waheed affiche pourtant près de 480.000 abonnés sur Instagram et 68.000 sur Twitter. Si elle n’est pas la plus suivie, c’est parce qu’elle ne joue pas assez le jeu des réseaux sociaux, elle ne cherche pas à sublimer ses textes, elle ne se montre pas et n’échange ni avec son lectorat, ni avec les autres Instapoets. Elle a d’ailleurs accusé Rupi Kaur de plagiat il y a quelques années. Son premier recueil, le plus connu, s’intitule Salt. Ses poèmes sont courts au point qu’on dirait parfois des slogans, et sont re-postés régulièrement. Par exemple : “let a new life happen to you”, soit “laisse une nouvelle vie t’arriver”, ou encore “do not choose the lesser life, do you hear me, do you hear me, choose the life that is, yours, the life that is seducing your lungs, that is dripping down your chin”. En français : “ne choisis pas une moindre vie, est-ce que tu m’entends, est-ce que tu m’entends, choisis la vie qui soit la tienne, la vie qui séduit tes poumons, qui s’écoule le long de ton menton”.
C : Il y a donc aussi une volonté d’inspirer les lecteurs. L’autre caractéristique de ce mouvement est qu’il est largement féminin.
M : À l’heure où le féminisme n’a jamais été aussi présent dans la pop culture, cette poésie 2.0. en est un nouveau réceptacle. Là aussi, rien de nouveau puisqu’il existait déjà de nombreuses poétesses féministes, comme Sylvia Path ou François Collin. Mais en terme d’exposition, encore une fois, on est à une échelle jamais vue et cette communauté touche surtout les 16-30 ans. Les Instapoets parlent des thèmes chers à cette génération : l’amour, le corps, le genre, le racisme, la résilience après des traumatismes physiques ou moraux. L’idée est de réussir à s’accepter et s’affirmer. Ce qu’on appelle “l’empowerment”.
C : Quand d’autres se concentrent sur une vision très romantique, voire, absolue, de l’amour.
M : C’est le cas de beaucoup d’entre elles, dont Lang Leav, suivie par plus de 400.000 personnes sur Instagram. Les recueils de cette poétesse et auteure australienne d’une trentaine d’années se sont écoulés à plusieurs centaines de milliers d’exemplaires. Le dernier en date s’intitule Sea of Strangers, disponible aux éditions Andrews McMill, qui publient aussi Rupi Kaur.
[EXTRAIT LANG LEAV]
https://www.youtube.com/watch?v=0GbD-PIkEdQ
M : “Si tu m’aimes, pour ce que tu vois, seuls tes yeux seront amoureux de moi/Si tu m’aimes pour ce que tu as entendu, alors tu m’aimerais pour mes mots/Si tu aimes mon coeur et mon esprit, alors tu m’aimerais pour tout ce que je suis à l’intérieur/Mais si tu n’aimes pas tous mes défauts/Alors tu ne dois pas m’aimer, surtout pas”
C : Les Instapoets partagent aussi une certaine idée de la mise en forme.
M : Certaines collaborent avec des illustrateurs, et d’autres vont jusqu’à travailler avec des photographes. Ce n’est pas anodin. Il faut attirer l’oeil au milieu du déluge d’images qu’offre Instagram. Le risque ? Frôler la ressemblance avec les “inspirational quotes”, les citations inspirationnelles qui ont donné tout son côté kitsch à Tumblr. Ce genre de messages mièvres comme “n’abandonne jamais tes rêves” ou “ne compte pas les jours, fais en sorte que les jours comptent”, affichés sur des photos de couchers de soleil pastel façon écran d’accueil de Windows XP hipster.
C : La question qu’on finit par se poser c’est : pourquoi Instagram plutôt qu’un autre réseau social ?
M : Les Instapoets citent avant tout le fait que c’est une plateforme facile à utiliser, qui permet de partager du contenu instantanément, et qui a une culture du “like” et du “repartage”. Mais il ne faut pas oublier qu’Instagram n’est pas toujours un grand défenseur de la liberté artistique. Rupi Kaur elle-même en a fait les frais. En 2015, Instagram a supprimé à 2 reprises une photo d’elle allongée, de dos, avec une tache de sang menstruel à l’entre-jambe. Si les Instapoets sont souvent féministes et ont trouvé en Instagram une plateforme offrant une exposition sans précédent, elles ont aussi tout intérêt à en défier la culture de la censure.
C : Merci Morgane Giuliani pour cette plongée dans l’univers des Instapoets et à bientôt !
M : À très vite !
Instagram, nouveau refuge des poètes
Si pour vous Instagram est synonyme de selfies et photographies de nourriture, détrompez-vous ! Une nouvelle génération de poètes est en train de faire son apparition sur la plateforme et c’est avec la prose de Morgane Giuliani qu’on va vous raconter tout ça.
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