Corentin : Aujourd’hui, Benjamin Benoit nous emmène au début des années 90, pour remonter à l’origine d’un genre musical disparu, et ce n’est pas près de s’arranger.
Benjamin : Absolument Corentin, nous allons plonger dans une ambiance très RTL2, nous retournons dans l’âme et le cœur de la formation irlandaise la plus connue du genre pop-folk : les Cranberries. Vous le savez sans doute, la chanteuse du groupe, Dolores O’Riordan, est subitement décédée le lundi 15 janvier de causes encore inconnues à l’enregistrement de cette chronique.
Une perte qui a suscité une vive émotion chez toute personne ayant plus de 25 ans. Il n’est pas déconnant d’affirmer qu’à peu près tout le monde connaît les Cranberries. On vient de perdre l’une des voix irlandaises les plus connues de la bande FM. Après un long hiatus, ils sont récemment revenus en 2012. La trinité de tubes du groupes, vous les connaissez : le célèbre morceau Zombie, Ode To My Family ou Linger.
[EXTRAIT LINGER]
C : Très bien Benjamin, mais tout le monde n’est pas né avant 90. Je vais te demander une petite présentation des Cranberries.
B : Oui, Corentin, bon on va supposer que nos utilisateurs ont tous un smartphone et sont au minimum des MILLENAIRES. Les Cranberries, formés à Limerick en 1989 par les frères Hogan, Noël et Mike, ont été rejoints par le batteur le chanteur Niall Quinn. Il est remplacé en 1990 par Dolores O’Riordan. Une débauche qui changera le ton du groupe, d’abord versé dans le rock parodique, et qui lui donnera la couleur folk qu’on lui prêtera à vie.
DONC. Les Cranberries c’est le plus irlandais des phrasés irlandais. Dolores O’Riordan chante à petit tempo sur des accords de guitare électriques lentement égrenés, souvent sur une batterie militaire et ultra discrète. Elle harmonise sur elle-même comme si elle nous susurrait à l’oreille. Rapprochez ça de ce que fait Lana Del Rey dans les années 2010, avec une logique de groupe plus accrue. Dans le contexte, c’est similaire à ce que faisait les Corrs. Par exemple. On écoute un petit bout de Ode to my Family sorti en 94.
[EXTRAIT ODE TO MY FAMILY.]
C : L’exemple typique du folk irlandais, en somme. On ne rentrera pas dans les détails, mais il me semble qu’il y a tout une grammaire harmonique dédiée.
B : Tu as bien raison, ne faisons pas fuir nos auditeurs avec de la théorie musicale. C’est un style qui se reconnaît depuis l’espace. Pitchfork décrit le groupe comme « la bande son ultime d’une génération d’adolescents ». Leurs deux premiers albums, Everybody Eles Is Doing It, So Why Can’t We ? Et No Need To Argue, sortis en 93 et 94, sont iconiques. Vous avez peut-être la pochette en tête, on voit les membres du groupe posant sur un canapé sur fond noir, puis blanc. Les thèmes évoqués par ces tubes sont universels pour des adolescents et des jeunes adultes : les peines de cœur, l’anxiété, les turpitudes amoureuses. On retrouve ceci sur les titres Dreams ou A So Called Life.
C : Et comme tous les groupes emblématiques des années 90, les Cranberries ont contribué à la culture du clip de la décennie.
B : Bien sûr, mais pas que. Les titres du groupe sont apparus dans une pelletée de films américains et anglophones, toujours liés à la thématique de l’adolescence. Bref, il y avait toujours un moyen pour ancrer les Cranberries à un imaginaire musical.
C : Mais voilà, le 15 janvier dernier, Dolores O’Riordan est retrouvée morte dans sa chambre d’hôtel à Londres. Elle n’avait que 46 ans.
B : Absolument, en pleine session d’enregistrement, ce qui a accentué le coté « sorti de nul part » de son décès. Les fans du groupe ayant acquis une réputation mondiale ont fait part de leur vive émotion. Cependant, les hommages dans le monde de la musique et dans la presse ont été tempérés par le passif et la personnalité à problèmes de la chanteuse.
C : Elle a différents passifs sur différents sujets en fait, c’est ça ?
B : C’est ça. Notamment une agression du personnel d’un vol d’Aer Lingus de New York vers Shannon il y a trois ans, où elle a envoyé un employé à l’hôpital.
Elle était connue pour ses positions tranchées sur des sujets sensibles, notamment sur l’avortement. Dans un article de Rolling Stones datant de 1995, elle déclare :
«Ce n’est pas bon pour les femmes de se faire avorter et de subir tout ce que ça implique. Avoir quelque chose de vivant aspiré hors de leur corps, ça les rabaisse. Chaque fois qu’une femme se fait avorter, elle écrase son amour-propre, de plus en plus, à chaque fois. » Pour contextualiser, l’Irlande est un pays de forte tradition catholique où l’avortement n’est pas encore pleinement autorisé. Mais à l’époque, le groupe connaît un succès exponentiel et l’artiste devient de facto la voix d’une génération.
C : … ce qui n’est pas idéal quand on est accusé d’antiféminisme.
B : Tout à fait. Le jour de sa mort, Le Monde rappelle qu’on lui prêtait des propos légèrement déformés par le contexte. En tronquant une de ses interview, on pouvait isoler : « Le féminisme, pour moi, c’est quelque chose pour les filles qui se sont fait plaquer trente fois dans leur vie et qui décident que les hommes sont tous des ordures ». Elle précise « Pour moi, le féminisme, ça ne se passe pas à poil, c’est plus qu’une question de psychologie que de sein ».
Mais, sans aucune volonté de ma part de faire le lien avec sa personnalité sulfureuse, Dolores O’Riordan a eu une vie mouvementée. Abusée sexuellement dans son enfance, elle souffre de troubles psychiques tout du long de sa vie. Anorexie, dépression nerveuse, elle est diagnostiquée bipolaire, et reste discrète sur cette partie de sa vie. C’est une existence régulièrement marquée par des pulsions autodestructrices qui vient de s’éteindre.
[EXTRAIT JUST MY IMAGINATION]
B : À l’instar du lumineux Just My Imagination qu’on est en train d’entendre, je propose donc qu’on retienne le positif : la voix sensible d’une artiste ayant contribué à codifier un genre, et toute l’émotion et la nostalgie qu’elle nous a procuré. L’avenir nous réserve de nombreuses découvertes de voix féminines qui marqueront leur temps, mais la mort de Dolores O’Riordan signe un peu la mort du groupe, et un morceau de notre imaginaire musical.
C : Un morceau de bonne musique, en somme. Merci pour cette petite bulle de nostalgie nineties. À la prochaine !
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