Corentin : Une des affaires qui agitent le Japon en ce début d’année 2019 concerne l’idol Maho Yamaguchi, une des membres du groupe de J-pop NGT48. Lors d’un concert, cette dernière s’est excusée d’avoir dénoncé plus tôt, sur une plateforme de streaming, l’agression dont elle a été la victime. Qu’est-ce que c’est encore que ces histoires, Thomas ? La victime est désignée coupable et est contrainte de s’excuser ? On marche un peu sur la tête, non ?
Thomas : Bonjour Corentin. Et, oui, tu as raison, on marche sur la tête. Parce que rien ne va dans cette affaire. Mais pour analyser tout ça, il va falloir décoder deux-trois trucs en amont.
Corentin : J’imagine bien. Bon, déjà, est-ce que tu peux définir ce qu’est une idol ?
Thomas : Le terme apparaît dans les années 1970, et fait suite au film français Cherchez l’idole, mettant en scène Sylvie Vartan, ce qui signifie que la France a une petite part de responsabilité dans tout ce bazar. A partir de ce moment, toute jolie chanteuse ou actrice émergente sera qualifiée d’idol au Japon. Elles ont alors généralement entre 16 et 25 ans. Comme le concept originel d’idole, les idols sont adulées par des fans qui dévouent leur temps et leur argent à les soutenir et les admirer.
Mais la définition évolue à partir des années 1990. Les idols se produisent de plus en plus en groupes, et le terme devient circonscrit à la musique uniquement. Costumes colorés, musique entraînante, membres de plus en plus jeunes… tout est mis en place pour remonter le moral du public. C’est l’âge d’or du label Hello Project, avec pour tête de pont le groupe Morning Musume. A cette époque, le public devient de plus en plus masculin. L’idol devient de plus en plus intouchable, renforçant un côté mystique irréel qui alimente peu à peu les fantasmes.
Dans les années 2000, les idols évoluent à nouveau, avec l’introduction d’un principe de compétition, entre les différents groupes, mais également au sein des groupes eux-mêmes, où les fans peuvent voter pour leur idol préférée et ainsi faire progresser sa carrière. Le groupe le plus connu à avoir mis cette pratique en place est AKB48.
[01 - High Tension.mp3]
C’est un extrait d’un de mes morceaux préférés des AKB48, High Tension.
Corentin : Donc si je résume, aujourd’hui, une idol, c’est une chanteuse au sein d’un groupe d’autres idols, qui est de préférence jeune et jolie, et qui doit jouer avec le soutien de son public pour pouvoir espérer évoluer au sein du groupe. Mais tu as parlé de fantasme. Pourquoi ?
Thomas : Parce qu’au fil du temps, les idols ont dû devenir inaccessibles pour être paradoxalement plus accessibles. Comme c’est souligné dans le manga Fool’s Paradise…
Corentin : … dont tu as fait un chronique à réécouter dans le brunch, pour ceux que ça intéresse...
Thomas : … les idols ont surtout eu du succès dans les moments de crise : Seiko Matsuda a émergé après le deuxième choc pétrolier, les Morning Musume au moment où la bulle économique japonaise avait éclaté, et AKB48 peu de temps après la crise des subprimes. Les idols sont une valeur refuge. Pour se rapprocher de leur public, elles doivent donc avoir un rôle accessible, de bonne copine, et de petite amie potentielle de chaque membre du public. Or, pour renforcer ce côté “girl next door”, il n’est absolument pas rare que des clauses de célibat, voire de chasteté ou de virginité, soient incluses dans les contrats qui lient les idols à leurs maisons de production.
Et quand ces clauses d’un autre temps sont rompues, ça donne des scandales consternants, comme celui qui a frappé Minemi Minegishi, membre des AKB48, début 2013. Il est commenté ici par Yann Barthès et la chanteuse japonaise Kyary Pamyu Pamyu, dans le Petit Journal daté du 11 février 2013.
[02 - minegishi.mp3]
Une chanteuse japonaise du groupe de J-pop AKB48 s’est rasée la tête pour s’excuser d’avoir eu un mec. Est-ce que vous la connaissez ?
Oui oui, je la connais. Et c’est vrai que c’est interdit pour elle d’avoir des histoires d’amour. Un journaliste les a pris en flagrant délit. Elle s’est donc rasée la tête, ça a fait les gros titres au Japon aussi.
Pourquoi c’est interdit ?
Pour les idols japonaises, les règles en matière d’histoire d’amour sont très strictes, parce que souvent les fans sont des hommes. On leur interdit d’avoir des petits amis pour qu’elles se concentrent sur leur travail.
Corentin : Ah mais je me souviens de cette affaire. La pauvre Minegishi était en pleurs, c’était terrible. Du coup, l’affaire de Maho Yamaguchi de 2019, c’est du même acabit ?
Thomas : Pas tout à fait. Le point commun, c’est le système absurde qui a conduit les idols à mener une vie où elles doivent à la fois avoir un comportement chaste tout en étant hypersexualisées.
Ce que l’on sait de ce faits divers, c’est qu’un soir, Yamaguchi a été agressée chez elle par deux hommes, début décembre 2018. Les deux agresseurs ont été arrêtés, mais ont été relâchés peu de temps après. Un mois plus tard, début janvier 2019, donc, elle rend publique cette agression lors d’un stream. Surtout, elle affirme que si ses agresseurs ont trouvé son adresse, c’est parce qu’une de ses collègues au sein des NGT48 leur a donné l’info, dans l’intention claire de lui nuire. Là où Minegishi était impliquée dans une affaire d’infraction aux règles stupides - mais techniquement pas illégales - du monde des idols, l’affaire Yamaguchi relève de l’enquête criminelle. On sort des colonnes des potins et people, pour aller dans les pages police/justice.
Corentin : Oh la la, mais ça va vraiment pas du tout, cette histoire, effectivement.
Thomas : Et donc, alors qu’elle est victime de bout en bout, Yamaguchi a dû présenter ses excuses en public pour le ramdam qu’elle a provoqué avec son stream et différents tweets accusant entre autre l’inaction de son manager, qui a depuis été viré.
Dans un pays plutôt discret quand il s’agit d’agressions contre les femmes, l’affaire Yamaguchi a fait grand bruit, signe que les mouvements Me Too et Time’s Up ont tout de même eu un écho dans l’archipel. Certes parce qu’on s’en prenait à une célébrité. Mais surtout parce que NGT48 est un groupe parent de AKB48. Et à partir de ce moment, il faut que l’on parle de AKS.
Corentin : C’est quoi ça encore ? Un autre groupe de J-pop ?
Thomas : Non, c’est la compagnie qui manage les AKB48, mais aussi tous les autres groupes affiliés au Japon, comme les HKT48 de Fukuoka, les NGT48 de Niigata justement, ou les NMB48 de Osaka, et des formations à l’étranger comme les JKT48 en Indonésie ou les BNK48 en Thaïlande. D’ailleurs, y’a une autre affaire en ce moment à propos d’une des membres des BNK48 ayant porté un T-shirt avec le drapeau nazi dessus qui a failli dérailler en crise diplomatique avec l’ambassade d’Israël à Bangkok, mais c’est une autre histoire.
Corentin : Oui, y’a beaucoup trop d’infos d’un coup, et ça n’éclaircit absolument pas la purée que tu nous racontes sur AKS. Merci de simplifier s’il te plaît.
Thomas : Donc AKS manage et de fait dirige tous ces groupes et leurs membres. A la tête de AKS, il y a Kotaro Shiba, qui a des liens avec la mafia japonaise qu’il n’a jamais contesté, et Yasushi Akimoto. Ce dernier est le compositeur et le parolier des groupes, mais de fait agit davantage comme un maquereau qui accueille de jeunes filles, les formate, les exploite le plus possible dans un climat de compétition malsain, et s’en débarrasse une fois qu’elles ne lui sont plus utiles. Et par “plus utiles”, il faut comprendre quand elles ne sont plus populaires ou qu’elles sont trop vieilles. Bref, un système vraiment pourri dont il est l’architecte, bâti sur une objectification des femmes, et une échappatoire musical pour les fans.
Corentin : Ca a l’air d’être une personne charmante.
Thomas : Et ce n’est pas tout. Depuis que Tokyo a été choisie comme ville hôte des Jeux Olympiques de 2020, il est également membre du comité exécutif de l’organisation des Jeux, et sera le producteur de la cérémonie d’ouverture de ces jeux. Dès l’annonce de cette nomination en 2014, des voix, essentiellement au Japon, s’étaient élevées contre, craignant entre autre que les AKB48 ne fassent partie des différentes performances musicales, donnant ainsi une mauvaise image du Japon à l’étranger. Si jusqu’ici ces protestations ont été assez peu entendues, la caisse de résonance qu’est l’affaire Yamaguchi pourrait faire un peu bouger les choses.
Corentin : Au moins, elle aura permis de mettre davantage en lumière les conditions sordides dans lesquelles vivent les idols, avec espérons-le une prise de conscience du public pour qu’un changement ait lieu dans les mentalités. Merci pour ces précisions sur le milieu des idols, et à bientôt Thomas !
Thomas : A bientôt !
Le business hideux des idols
Vu de l’extérieur, on se dit qu’elles doivent avoir une vie de rêve, les idols. Ces jeunes chanteuses japonaises, regroupées en formations parfois très larges, affublées de tenues colorées, interprètent des titres lumineux et passionnent leur public, souvent masculin. Mais la récente agression de Maho Yamaguchi et le scandale qui a suivi rappellent la réalité cruelle de ce business qui utilise les artistes comme une vulgaire marchandise. Thomas Hajdukowicz, qui a bien suivi l’affaire, nous explique tout.
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