Les avatars numériques aussi ont leurs mauvais jours. Et c’est tombé le 1er juillet, le soir où je suis allé voir Voyage, le show hypertechnologique d’ABBA à Londres. Alors que Mamma Mia et sa boucle de piano entêtante venaient de s’achever, tout s’est arrêté en raison d’un « problème technique », pour ne reprendre qu’une demi-heure plus tard, sans les deux écrans situés sur les côtés, soit la moitié du spectacle visuel. Ce qui était une surenchère de moyens numériques chargés de ramener sur scène le groupe suédois tel qu’il était en 1977 est alors devenu un simple concert. Quatre artistes au loin, chantant leurs succès (Gimme! Gimme! Gimme!, Waterloo, Dancing Queen) devant un public qui se moquait bien de cette panne. C’est ce qui m’a alors sauté aux yeux : ABBA a eu beau déployer toutes les dernières technologies pour réussir son retour, à la fin, ce sont les mélodies qui comptent. Le reste n’est que détail et marketing.
« Pour moi, ça ne change rien qu’ils soient là en vrai ou en avatars numériques, on vient pour les chansons », s’enthousiasmait ainsi avant le spectacle James, 51 ans, venu exprès de Toronto avec son compagnon Rick. Ils n’étaient pas les seuls, dans une foule de 3 000 personnes mêlant familles, vieux couples homos et, surtout, copines plus ou moins jeunes venues en groupes pailletés. Alyson et Nicky, 52 et 60 ans, ont attendu ce moment toute leur enfance : « On était trop jeunes pour les voir dans les années 1970 à Londres, alors il n’était pas question de rater ça. On a pris nos places tout de suite. » Mais pourquoi écouter encore ces chansons en 2022 ? « Pour danser et pleurer en même temps », a répondu Nicky du tac au tac, comme si sa vie de femme tenait entièrement dans les chansons d’ABBA.
Posée comme un vaisseau spatial de bois dans l’Est de Londres, là où a eu lieu une bonne partie des JO en 2012, la salle construite spécialement pour accueillir le show est pleine à craquer ce soir-là. Comme depuis le 27 mai et le lancement d’ABBA Voyage, annoncé quelques mois plus tôt comme un événement musical so 2022 dans la foulée d’un nouvel album prétexte (lire l’épisode 109 de ma série Face A, face B) : le retour sur scène du plus grand groupe suédois de l’histoire sous la forme d’avatars numériques, pendant qu’Agnetha Fältskog, Benny Andersson, Anni-Frid Lyngstad et Björn Ulvaeus (72, 75, 76 et 77 ans), restaient tranquillement chez eux, en Suède. C’était une surprise, tant le groupe a répété encore et encore depuis sa dispersion en 1982 qu’il ne referait pas de live, repoussant même, selon son meilleur biographe, Carl Magnus Palm, une offre d’un milliard de dollars pour une tournée de cent concerts en 1999. « La musique pop est une affaire de jeunes et nous avons dépassé cette étape de nos vies », disait alors Björn Ulvaeus. D’ailleurs, « ABBA n’a jamais été jeune », a pointé la journaliste franco-américaine Elisabeth Vincentelli lorsque je l’ai appelée à New York pour cette série. Critique de l’avant-garde musicale autant que fan, elle a écrit un petit livre érudit sur ABBA Gold, leur best-of paru en 1992, et je voulais sa vision sur le retour numérique du groupe. « La jeunesse éternelle, c’est une idée très rock, m’a-t-elle dit, avec cette mythologie du rockeur qui meurt à 27 ans. Mais les membres d’ABBA n’étaient déjà plus jeunes quand ils ont commencé, ils avaient déjà une carrière derrière eux. L’idée de rester jeune n’a jamais fait partie de la pensée du groupe et je crois que c’est pour ça qu’ils ont duré. Rien ne se démode plus rapidement que la jeunesse. »
ABBA, c’est effectivement l’histoire d’un supergroupe à l’échelle de la Suède du début des années 1970. Comme si Michel Berger et France Gall avaient monté un projet musical avec Françoise Hardy et Jacques Dutronc : deux couples stars bien installés, qui ont connu des succès en solo dans les années 1960. Benny Andersson était le meneur des Hep Stars, la réponse suédoise aux Beatles ; Björn Ulvaeus jouait dans les Hootenanny Singers, un groupe de bal modernisé. De son côté, « Frida » Lyngstad était une enfant-star et une compositrice remarquée, lancée dans une carrière solo produite par… Benny Andersson. Quant à Agnetha Fältskog, qui a fini par devenir le visage blond emblématique d’ABBA, elle a failli représenter la Suède à l’Eurovision 1968 avec un de ses tubes de l’époque, avant de rencontrer et d’épouser Björn Ulvaeus. Lui avait alors commencé à travailler avec Benny, désormais marié à Frida, sur de nouvelles chansons qui appelaient des voix féminines. Le reste fait partie de l’histoire : ABBA a conquis le monde depuis la Suède en mêlant les harmonies vocales héritées des airs populaires du Nord de l’Europe aux mélodies immédiates de la pop anglaise puis à un beat disco venu des États-Unis, dans des chansons grandiloquentes surchargées en sentiments amoureux.
Dans les années 1980, les membres d’ABBA pensaient vraiment que tout ça était derrière eux. Björn disait que l’opinion générale, c’était qu’ABBA n’était pas cool. Puis, tout d’un coup, il est devenu acceptable d’aimer ce groupe et de le dire.
Pendant une dizaine d’années à peine, de leur victoire à l’Eurovision en 1974 jusqu’à 1982, ABBA a empilé les tubes mais très peu tourné car le groupe n’aimait pas ça. Agnetha a peur de l’avion et Benny et Björn, le duo d’auteurs et compositeurs qui ont signé toutes les chansons du groupe, préfèrent la solitude du studio dans le soleil rasant de Stockholm. Pour compenser cette absence, ABBA a inventé un univers très identifiable dans des clips en avance sur leur époque pré-MTV, qui déclinaient à l’infini les dualités (la blonde et la brune, la délurée et la mystérieuse, les hommes et les femmes) dans des montages savants et dans des tenues mêlant psychédélisme seventies, motifs suédois et costumes de comédie musicale droguée. Quand le groupe est tout de même parti sur les routes, c’était pour se retrouver frustré par la qualité du son et effrayé par les hordes de fans qui les attendaient à Sydney comme à Londres
À partir de 1982, tout cela, c’était du passé pour les quatre membres du groupe, qui s’étaient irrémédiablement éloignés après un ultime album
Tout ne s’est pas fait du jour au lendemain et, à partir du début des années 1990, le groupe lui-même a accepté la nouvelle vie de ses chansons, avant d’accompagner ce retour de flamme avec une stratégie redoutablement efficace chargée de les faire passer de génération en génération grâce à des événements culturels marquants. C’est ce que nous allons raconter dans cette série qui commence donc par la fin
Déjà, il ne s’agissait plus d’hologrammes, une technologie qui a été proposée à ABBA longtemps avant, quand elle est devenue le moteur d’une économie vautour exploitant l’image des artistes morts, que ce soit 2Pac, Maria Callas ou Elvis Presley. Le journaliste britannique Eamonn Forde a écrit un livre passionnant qui étudie la vie commerciale et artistique des artistes après leur décès. Il s’est pour cela intéressé au business florissant des hologrammes, qui a pris un énorme coup de vieux cette année avec ABBA Voyage. « La technologie de l’hologramme, ce sont des acteurs qui bougent comme les stars, par exemple une policière qui ressemble à Maria Callas et qu’on a choisie pour ça, s’amusait-il lors de notre entretien. Mais une fois que tu as filmé ce que tu voulais, tu n’as rien d’autre. C’est très figé, on ne peut rien changer. » Alors qu’avec la technologie de numérisation en 3D exploitée par ABBA, pour laquelle les quatre membres du groupe ont été filmés sous tous les angles pendant des semaines, « les avatars peuvent être manipulés d’une nouvelle façon, le spectacle peut être transformé. C’est plus fluide, plus adaptable ». « On a littéralement aspiré leur corps, la façon dont ils bougent, leurs expressions », m’a résumé Svana Gisla, la coproductrice de Voyage.
C’est certainement un saut technologique en avant, sauf quand la machinerie lâche au milieu du spectacle. Avant, Voyage était une longue scène cinématographique de jeu vidéo techniquement à couper le souffle, quelque part entre une attraction du Futuroscope et une comédie musicale qui recycle des pistes vocales d’époque en compagnie d’un groupe de chair et d’os franchement prétexte. De taille humaine sur scène, vêtus de tenues aux couleurs éclatantes, bougeant comme s’ils étaient vraiment là, les quatre ABBA devenaient des êtres virtuels géants sur les vastes écrans où le moindre mouvement de cheveux, le moindre détail de grain de peau devenait un exploit remarquable. C’est là que la prouesse technique trouve aussi ses limites, tant les mouvements de bouche et de main restent imparfaits, pile dans la « vallée de l’étrange », ce concept défini par le roboticien japonais Masahiro Mori pour nommer le sentiment de malaise qui nous prend quand un robot ou un avatar numérique frôle l’imitation humaine parfaite. Mais tout cela était malgré tout emporté par une mise en scène graphique enveloppante qui va changer la forme du concert de chair et d’os dans les années à venir autant que rapprocher les mondes du live et du jeu en ligne. « C’est comme si l’image d’ABBA et sa musique étaient une piscine où l’on nage, m’a dit très justement Carl Magnus Palm. Il y a des images, des lumières, du son de partout, des choses qui se passent à gauche ou à droite. C’est une expérience multimédia que l’on n’a pas vue avant. »
ABBA se foutait de la mode, ils cherchaient à faire des belles chansons aux structures solides. Ils ne pensaient vraiment qu’à ça, la mélodie et les arrangements. C’est ce qui reste après tout ce temps.
C’est vrai, mais ce n’est finalement pas le plus important dans Voyage. Quand le spectacle auquel j’assistais a repris, le show, privé de la moitié de l’écran à gauche et à droite, s’est alors recentré sur les avatars à taille humaine des quatre ABBA sans finalement y perdre en sensations. Car ce n’est pas la prouesse technique que tout le monde vient vivre à Londres. « ABBA se foutait de la mode, ils cherchaient à faire des belles chansons aux structures solides, avance Elisabeth Vincentelli. Ils ne pensaient vraiment qu’à ça, la mélodie et les arrangements. C’est ce qui reste après tout ce temps. » Eamonn Forde l’a constaté aussi : « ABBA a toujours vendu sa musique avant de vendre une image. C’est le plus important. Depuis qu’ils sont revenus à la mode, ils mettent en avant les performances vocales d’Agnetha et Frida, les compositions de Björn et Benny, ces chansons super malignes et populaires en même temps. »
Toute la technologie du monde ne peut pas donner envie d’écouter un groupe qui ne touche pas. Les chansons d’ABBA, qui trouvent bien souvent un équilibre entre une joie musicale dégoupillée et des paroles où les émotions amoureuses sont à fleur de peau, sont ce qui fait durer ce groupe depuis un demi-siècle et ce qui a permis leur retour en grâce. Certes, le groupe a beaucoup travaillé pour entretenir et accompagner ce mouvement, mais c’est quand la ritournelle entêtante de Gimme! Gimme! Gimme! a retenti ou quand Agnetha a sorti ses plus beaux yeux mouillés pour chanter The Winner Takes It All, magnifique chanson de rupture aigre-douce, que le public londonien s’est envolé. Tout le reste n’était que détail et marketing.