Tout au long de cette enquête, j’ai utilisé le mot « travailleurs » pour qualifier les turkers, ces internautes qui viennent sur la plateforme Amazon Mechanical Turk proposer leur bon sens d’humains et leur temps à des employeurs qui ont, pour leur part, besoin de cette foule pour réaliser des tâches répétitives ou compenser les limites actuelles des intelligences artificielles. J’ai fait ce choix parce qu’en passant moi-même des jours à effectuer tout un tas de missions diverses sur MTurk (lire l’épisode 1, « Dans la peau des ouvriers invisibles d’internet »), j’ai considéré sans me poser plus de questions qu’il s’agissait d’un travail. Certes, j’ai un salaire (mirobolant) aux Jours et je ne suis venu sur la principale plateforme de microtravail que pour y trouver les informations nécessaires à ces articles. J’aurais aussi pu y rechercher un complément de revenus, mais dans tous les cas j’y ai passé du temps, j’ai suivi des instructions précises, j’ai effectué des HITs très répétitifs. J’ai aussi découvert peu à peu les astuces qui permettent de trouver les tâches les plus intéressantes ou les mieux payées : être connecté à l’heure où la côte Est des États-Unis se met au travail, chercher les HITs réservés aux francophones… Je me suis donc soumis à des contraintes. Surtout, ces heures passées sur MTurk n’étaient pas toujours amusantes, loin de là.
Mais les plateformes qui délèguent la réalisation de petites tâches non-spécialisées à la foule, comme Amazon Mechanical Turk, Microworkers, UHRS ou la Française Wirk, veulent envoyer un autre message. Pour elles, le microtravail est un jeu, un petit bonus croquant qu’on vient grappiller pour le fun. Dans son étude sur Wirk, qui s’appelait jusqu’à peu Foule Factory, Pauline Barraud de Lagerie, maître de conférences à Paris-Dauphine, cite ainsi son fondateur, Daniel Benoilid, faisant référence à un « travail [qui] devient ludique. Ça devient un jeu, on parle de "gamification” ». On se promènerait ainsi sur Wirk, comme sur Amazon Mechanical Turk, à la recherche de tâches sympathiques pour se détendre sur son temps libre. « Ces plateformes proposent [aux travailleurs] de convertir les temps morts de leur cerveau en temps productif rémunéré, résume Pauline Barraud de Lagerie. Plutôt que de jouer au solitaire ou de surfer sur internet bénévolement, ces derniers sont invités à vendre leur temps en échange d’une petite compensation financière. »
Le microtravail se pense ainsi en à-côté, en économie du temps libre qui ne vise pas à remplacer le travail.