«On l’a tous bien de travers. » Il y a un peu plus d’une semaine maintenant, le mardi 7 décembre, Fabien était parti pour une soirée tranquille à l’écoute de la musique d’Anna von Hausswolff à Nantes. La Suédoise devait jouer dans une église de la ville son dernier album (lire l’épisode 113 de Face A, face B, « Anna von Hausswolff, orgue et préjugés »), le remarquable All Thoughts Fly qui fond ambiances gothiques électroniques et orgue liturgique. Le concert était prévu en 2020 dans le cadre d’une collaboration entre le Lieu unique, grande salle de concert de la ville, et le diocèse de Nantes. Puis le Covid l’a fait rebondir jusqu’à ce début de mois de décembre 2021. Sauf que rien ne s’est passé normalement ce soir-là. Arrivé sur place à vélo, Fabien, comme les quelque 400 spectateurs, a trouvé les portes de l’église de Notre-Dame-de-Bon-Port bloquées par une cinquantaine de jeunes militants catholiques intégristes, chantant des psaumes en boucle et dénonçant en vrac l’occupation d’une église par une musicienne profane et le « satanisme » professé selon eux par une chanson d’Anna von Hausswolff vieille de dix ans, où n’importe quel collégien aurait lu une évidente métaphore de l’addiction aux drogues.
Tout cela s’était organisé depuis des sites de l’extrême droite religieuse, Riposte catholique et Salon beige. Tout cela était un coup médiatique. Anna von Hausswolff était la cliente parfaite, une musicienne de la sphère metal qui joue de l’orgue dans des églises et file des métaphores sur la mort ou le diable faciles à détourner quand on est mal intentionné. Après plus d’une heure de blocage tendu, le concert de Nantes a fini par être annulé. Puis, deux jours plus tard à Paris, c’est l’église Saint-Eustache, la géante qui veille sur le quartier des Halles, qui a renoncé à son tour, obligeant les organisateurs à se replier dans un temple protestant tenu secret. Ce sont toutes ces reculades devant une mobilisation intégriste qui ne passent pas, une semaine après.
Ce n’était pas deux camps qui s’affrontaient, on était légitimes et on ne s’est pas sentis pris en compte par la police, qui a visiblement reçu l’ordre de ne pas bouger. Les intégristes, eux, se sentaient protégés, c’est clair.
Tous les acteurs de ces journées qui ont choqué se posent ainsi les mêmes questions et la première est adressée à la police. Aymeric Seassau est adjoint communiste à la culture à la mairie socialiste de Nantes, il a été « mis au courant le lundi matin » des remous en ligne autour du concert d’Anna von Hausswolff. « Dès le dimanche soir, sur des sites de cette obédience intégriste, il y avait des menaces et des appels à l’empêchement, raconte-t-il aux Jours. Nous avons alors prévenu la préfecture [de Loire-Atlantique], nous avons fait le nécessaire. » Prévu au départ dans l’église Saint-Clément, dont l’orgue a été récemment rénové avec l’aide de fonds publics, le concert a commencé par être déplacé à Notre-Dame-de-Bon-Port, dont les paroissiens sont moins rigoristes. Mais cela n’a pas suffi. D’après nos informations, les pneus du véhicule d’Anna von Hausswolff et ses deux musiciens ont été lacérés, avant que plusieurs personnes ne s’introduisent dans l’église dans l’après-midi pour tenter de perturber l’installation.
Les forces de l’ordre étaient là pendant tout ce temps. Plusieurs camions de CRS étaient présents quand le blocage a commencé autour de Notre-Dame-de-Bon-Port en fin d’après-midi, levant le camp vers 20 h 45
Ce soir-là, ni la mairie, ni l’organisateur, le Lieu unique, ni le diocèse de Nantes n’ont demandé sur place à la police d’intervenir. Mais « tout cela s’est passé sur l’espace public, pas à l’intérieur d’un édifice religieux », pointent Pascale Miracle et Adrien Kremer, qui dirigent Voulez-vous danser, la structure qui organise les tournées d’Anna von Hausswolff en France. « Ce qui interroge, poursuivent-ils, c’est le pourquoi » de cette non-intervention face à un blocage manifeste, des prières de rue, des « vous n’avez qu’à faire votre concert dans une mosquée » et des coups échangés lorsqu’un groupe de spectateurs lassés a tenté de déloger les intégristes eux-mêmes. « Anna [von Hausswolff] nous a posé la question, continue Pascale Miracle. Elle n’a pas compris que la police n’intervienne pas. » Interrogée par Les Jours, la préfecture de Loire-Atlantique a fini par nous dire de « voir avec le diocèse ». Une réponse curieuse, puisque l’Église catholique n’est plus en charge de la force publique depuis au moins l’Inquisition. Même l’agent chargé de porter cette réponse lunaire en avait honte au téléphone. À la mairie de Nantes, Aymeric Seassau pense pourtant avoir suffisamment informé la préfecture du blocage à venir. « Je ne peux que confirmer que si jamais notre demande n’a pas été suffisamment précise dans l’alerte, je la redis : oui, les spectacles doivent se tenir à Nantes et, dès qu’il y a entrave, je demande à ce qu’elle soit levée. »
Deux jours plus tard, cette question du rôle de la police dans la sécurité d’un concert dûment autorisé mais ouvertement menacé s’est posée à nouveau à Paris. Voulez-vous danser a vite pris la décision de trouver une autre salle dotée d’un orgue pour ne surtout pas annuler le concert d’Anna von Hausswolff après la défection de l’église Saint-Eustache, effrayée par la mobilisation des catholiques intégristes elle-même relayée par des groupuscules violents d’extrême droite comme les Zouaves Paris, désormais en cours de dissolution. Mais il n’était pas question, au départ, de faire ce concert en secret, de se cacher. Les tourneurs ont commencé par contacter Frédéric Hocquard, adjoint à la mairie de Paris en charge de la nuit, qui a alerté le cabinet de la maire. Mais il ne s’est rien passé de plus du côté de l’Hôtel de Ville. C’est Frédéric Hocquard qui a alerté lui-même le commissariat du VIIe arrondissement, où s’est finalement tenu le concert dans l’église protestante unie de l’Étoile, qui a dépêché deux voitures banalisées le soir du concert. « On s’est sentis seuls », avouent Adrien Kremer et Pascale Miracle, les deux organisateurs. Le ministère de l’Intérieur, notamment, a été totalement absent. « Nous n’avons pas eu beaucoup de contact avec des instances publiques. On a juste été contactés par le cabinet de la ministre de la Culture, le jeudi matin vers 11 heures, pour nous demander si on avait trouvé un nouveau lieu, nous poser des questions concernant ce qu’il s’était passé et d’autres d’ordre économique. On leur a dit qu’on était inquiets, qu’on avait pris la décision [de tenir un concert secret] pour ça. » La discussion s’est arrêtée là. Jamais le ministère de la Culture ne l’a placée à un niveau moral, ne s’est offusqué qu’un concert tout à fait légal se tienne sous la menace et en catimini à Paris après une annulation déjà problématique à Nantes. « Peut-être que si on avait fait intervenir la police, les dingues seraient venus en force et le concert aurait été annulé à la fin, tempère Frédéric Hocquard. La priorité était que ce concert ait lieu. Mais sur le plan politique, c’est complètement inacceptable. Dans quelle société on vit pour qu’une artiste soit obligée d’organiser un concert clandestin ? »
C’est le deuxième niveau de malaise que laisse planer cette histoire après une semaine de décantation. La mobilisation politique a été très faible après l’annulation du concert de Nantes et la tenue de celui de Paris sous le manteau. Du côté du gouvernement, en tout et pour tout, un tweet clair mais tardif de la ministre de la Culture Roselyne Bachelot, le jeudi en fin d’après-midi, et une phrase de Gérald Darmanin, ministre de l’Intérieur et des Cultes, le dimanche sur RTL. Ces deux ministères n’ont pas donné suite aux questions des Jours pour cette enquête. « Les communiqués, les tweets, ce ne sera jamais suffisant si on veut garder les valeurs qu’on est censés avoir en République, regrette Pascale Miracle, de Voulez-vous danser. Tout ça interroge le rapport que l’on peut avoir à l’art quand il est menacé. On a fait d’un concert qui aurait dû être normal un concert clandestin, je ne sais pas comment on peut cautionner ça. Voilà notre sentiment aujourd’hui. De l’interrogation, de l’étonnement et une certaine tristesse. »
Le Syndicat des musiques actuelles (SMA), qui rassemble des salles de spectacles et des labels, a pourtant « interpellé le cabinet de la ministre dès le mercredi matin, en disant qu’elle ne pouvait pas ne rien dire, qu’elle devait prendre la parole », explique Aurélie Hannedouche, sa déléguée générale. Que ça ne monte pas plus haut, que les conseillers ne bougent pas le Premier ministre ou le Président, je trouve ça un peu fou. C’est même hyper dangereux. J’ai du mal à comprendre que, quatre mois avant l’élection présidentielle, dans une ambiance de Zemmour et Le Pen, le gouvernement n’en profite pas pour remettre des points sur les I sur des valeurs indiscutables. » La nature de la musique d’Anna von Hausswolff, ancrée dans le metal et une imagerie gothique traditionnellement morbide, a aussi possiblement joué un rôle dans la gestion très distante de cette crise pourtant grave. Les services du ministère de la Culture, notamment, ont régulièrement fait preuve d’une méconnaissance des musiques qui jouent un minimum en marge
Cette affaire laissera aussi des traces chez les spectateurs. Thomas, par exemple, qui était à Nantes, parle d’un « sentiment d’échec énorme » : « Il y a une symbolique très très forte. On a l’impression que ce genre de manif intégriste peut avoir lieu sans conséquence. Je suis très choqué qu’il n’y ait pas de réaction alors que les ministres de ce gouvernement ne sont pas les derniers à s’exprimer sur plein d’autres sujets. » Pour Fabien, autre spectateur nantais, « ce qui a été problématique aussi, c’est le traitement de cette histoire. Les médias se sont beaucoup concentrés sur l’accusation de satanisme [adressée à Anna von Hausswolff], ce qui est ridicule, et la présence de concerts dans les églises alors que c’est assez classique. On a oublié de dire qui sont les gens qu’on a en face de nous », c’est-à-dire des intégristes complotistes. « Dans cette affaire, ils se sont fait une place au grand jour et c’est aussi pour ça que l’absence de réactions politiques est super grave. » Elle a laissé un arrière-goût pas clair à tout le monde, au risque de laisser croire aux extrémistes de tous bords, déjà libérés par la candidature d’Éric Zemmour, que leur marge de manœuvre s’est élargie bien facilement. C’est pour cela que les différents acteurs de ces journées, à Nantes et Paris, envisagent aujourd’hui de porter plainte. Puisqu’il faut en arriver là.