C’est un jour presque parfait de mai pour les footballeurs de Brignoles, 17 000 habitants dans l’arrière-pays varois. Lumière éclatante de la Provence, réouverture des terrasses de cafés, sourires sur les visages. On va enfin rejouer pour de vrai au ballon pour des matchs amicaux, après un an passé juste à s’entraîner avec ce foutu « protocole sanitaire ». Heureuse, l’Association sportive de Brignoles… ou presque. Le président du club, Rachid Ould Ahmed, et son épouse Nadia sont en effet vaguement soucieux alors qu’ils se cognent la paperasse des licences dans le local du club. Il y a normalement dans les 300 à 400 licenciés de seize catégories d’âge, de 4 ans jusqu’aux vétérans. Reviendront-ils tous pour la saison prochaine après un an de pandémie et de crise économique ? Au plan national, on a déjà enregistré une perte en 2020-2021 de l’ordre de 20 %. À Brignoles, ça marche plutôt bien depuis quatre ans, où l’effectif des licenciés a presque doublé, mais est-ce que le mouvement résistera au Covid ? Une licence, c’est 160 euros jusqu’à 18 ans et 180 après, au-dessus des moyens de beaucoup d’habitants de ce bourg plutôt populaire. Il faut donc demander l’aide financière du département, remplir un formulaire de deux pages, fournir des justificatifs et le « couple présidentiel » de l’AS Brignoles, bénévole évidemment, monte notamment ces dossiers ce jour-là. Il y a une cinquantaine de demandes au total. Ici, on est loin des millionnaires à crampons qui vont s’affronter un mois durant pendant l’Euro de foot, qui débute ce vendredi. Et bien loin aussi de la Fédération française de football (FFF), dont l’objet social est pourtant de « développer » la pratique du foot.
Sans moi et sans le club, qu’est-ce qu’ils feraient des gamins ? Si ça se trouve, ils leur foutraient le carnage dans les rues !
Il faut bien aider. Comment pourrait-on dire non à un gosse qui attend de recevoir, en échange de la licence, la belle tenue bleue complète, dont le prix a été négocié avec un équipementier, short, maillot d’entraînement, maillot de match, sac à dos, survêtement ? « Ça fait briller les petits dans leurs têtes », dit le président. Les mômes vont à l’école avec la tenue et le sac, c’est comme une appartenance, un signe de reconnaissance. Depuis qu’il est président, Rachid est fier d’avoir fait grossir les rangs des licenciés, mélangeant toutes les couleurs et toutes les origines. « Avant, beaucoup de parents ne voulaient pas mettre leurs enfants au club parce qu’ils disaient qu’il y avait trop de Maghrébins. » En cinq ans de présidence, Rachid a travaillé là-dessus, serré les boulons de la discipline, récolté des labels de qualité éducative et il a réussi. Il a même créé depuis un an des sections de filles et au bord du terrain d’entraînement, en cette journée de mai, on voit des mères qui suivent des yeux, avec les autres, leurs gamines en short. Ce n’est pas rien, cette solidarité naturelle du foot, dans une ville où le Front national a gagné une cantonale en 2014 et lorgné un temps sur la mairie. Rachid, premier Maghrébin à diriger le club qui fête cette année son centenaire, en rigole, de ce paradoxe. « Les gens me disent : “On n’aime pas les Arabes, mais toi, on t’aime bien.” »
Il faut dire qu’il est tellement varois, Rachid Ould Ahmed, accent chantant, sourire aux lèvres, petite blague sympa au coin des phrases. La mairie est bien contente de sa passion bénévole du foot, remarque-t-il. « Sans moi et sans le club, qu’est-ce qu’ils feraient des gamins ?, rigole-t-il. Si ça se trouve, ils leur foutraient le carnage dans les rues ! » Le maire de droite (Les Républicains) Didier Brémond n’en disconvient certainement pas. Certes, la municipalité, frappée aussi par la crise et la pandémie, a dû baisser la subvention annuelle au club de 41 000 euros en 2019 à 36 900 en 2020 et 2021, vu qu’il n’y avait pas de compétitions. Mais elle finance seule les structures, à la charge donc des contribuables et non de la FFF : le stade, dont elle est propriétaire et dont la pelouse vient justement d’être retapée pour environ 10 000 euros, ainsi que les terrains d’entraînement. En fonctionnement, ceux-ci coûtent 15 000 euros par an. « On a un club cosmopolite. C’est un lien social pour la jeunesse de Brignoles, un club qu’on encourage fortement, qu’on souhaite aider », dit le maire.
Au club, on fait tourner cette boutique avec un budget annuel qui tourne autour de 100 000 euros, financés donc par la subvention communale, les recettes des licences, les sponsors locaux (restés fidèles pour l’instant) mais sans la caisse de la buvette des jours de match, disparue sous la pandémie. Il faudrait pourtant bien un minibus pour les déplacements des équipes. Il faut pourtant bien acheter des ballons par centaines (3 000 euros par an de dépenses), du matériel. Il faut défrayer les arbitres. Un autre terrain d’entraînement ne serait pas de trop. Il faut former des dizaines d’éducateurs-entraîneurs de toutes les équipes, leur obtenir un certificat fédéral de football (CFF) puis un brevet de moniteur de football (BMF) et, là encore, c’est le club qui paye, sans aides. C’est 150 euros pour un CFF par exemple et dans les 1 500 euros pour un BMF.
Celui qui s’occupe de ça, c’est Jérôme Marcel, un enseignant d’EPS qui est directeur sportif de l’AS Brignoles, bénévole évidemment. Son père, Jean-Jacques Marcel, fut une gloire locale, 44 sélections avec l’équipe de France A et une demi-finale de Coupe du monde en 1958 contre le Brésil de Pelé. Son fils, grand gaillard aux yeux clairs, en a entendu parler toute sa vie. « Il a donné du fil à retordre à Pelé, c’est lui qui le disait. » En bordure de terrain, Jérôme Marcel regarde quelques-uns de ses minots jouer leur premier match amical de l’après-confinement, notamment une « pépite », un jeune qu’il a à l’œil. Jérôme Marcel a un « projet de jeu » simple pour le club : ne pas dégager comme des bourrins de l’arrière ou tricoter pour faire le beau, mais remonter la balle. « La technique, ce n’est pas faire un dribble. C’est faire la bonne passe. » Ainsi va à Brignoles, en ce jour radieux de mai, le foot « d’en bas ».
Ils auraient bien besoin d’une passe en profondeur de la FFF, les gamins brignolais, comme les deux millions de licenciés français répartis dans 15 000 clubs animés par 400 000 bénévoles. Cet argent du football qui coule à flot en haut de la pyramide de la Fédération française de football (FFF), où va-t-il ? Beaucoup d’amateurs tirent la langue bien davantage encore qu’à Brignoles, étranglés par la crise sanitaire. Dans le même temps, l’équipe déjà mythique des Bleus de Didier Deschamps, championne du monde en titre, constellée de stars qui jouent dans les plus grands clubs, reste la plus « bankable » du monde : 180 millions d’euros de recettes par an au bas mot et 234 millions de recettes au total en 2019-2020. Il y aura 244,2 millions d’euros de recettes en 2021-2022 mais la balance sera légèrement négative de 5,7 millions, a cependant annoncé la FFF début juin 2021. Les manques à gagner du Covid en billetterie sont marginaux dans ce business, alimenté essentiellement par les droits télévisés, les sponsors, le marketing. Le futur n’a guère de quoi faire peur. D’ici 2022, les Bleus vont donc jouer l’Euro en juin-juillet, avec un possible gain record de 28 millions d’euros versé par l’UEFA en cas de scénario optimal de victoire finale et de sept matchs gagnés, puis la phase finale de la Ligue des nations à l’automne en Italie, et enfin la Coupe du monde au Qatar en 2022, avec un possible gain optimal du même ordre de 30-40 millions par la Fifa.
Cet argent qui continue de couler à flot ne pourrait-il pas payer un peu les licences des nécessiteux, les pelouses, les stades, les formations des entraîneurs, les moyens de déplacement, le fonctionnement ? Ne pourrait-il pas financer d’autres structures, pour tous ceux et celles qui jouent dans les rues ? Selon les informations des Jours, la Cour des comptes mène actuellement une nouvelle mission sur les conséquences de la crise sanitaire sur l’ensemble des fédérations sportives, et le foot en premier lieu. Présidée depuis 2011 par Noël Le Graët, la FFF est en effet juridiquement une association « chargée d’une mission de service public délégué par l’État » (elle est d’ailleurs subventionnée un peu par l’État à hauteur de 1 million d’euros, et par l’UEFA et la Fifa pour un total de 13 millions par an) et ses finances s’apparentent donc à de l’argent public. Les problèmes du football seront très certainement abordés dans ce travail de la Cour, un échantillon de clubs ayant été constitué pour évaluer les questions financières. Des questions ont été envoyées à la FFF. Déjà vivement critiquée dans un premier rapport de 2018 portant sur la période 2011-2015, la FFF peut s’attendre à une nouvelle salve. L’institution financière se refuse pour l’instant à tout commentaire sur ce travail.
Ce sujet des finances de la FFF a plusieurs dimensions critiquables. D’abord, ce qui semble être une anomalie structurelle : alors que la fédération a pour objet social premier « d’organiser, de développer et de contrôler l’enseignement et la pratique du football », elle thésaurise à la manière d’une grande entreprise ou d’une banque : actuellement environ 70 millions d’euros au total sont mis de côté, ainsi que le montre son dernier rapport financier 2019-2020 (aux pages 20 et 22). Consulté sur cette comptabilité, un avocat spécialisé qui a requis l’anonymat remarque que l’essentiel de ce magot
Ensuite est posé le problème des dépenses de fonctionnement et de personnel. Un document interne officiel de mars 2021 fait état de 42,5 millions d’euros annuels de frais de personnel pour un effectif de 329 personnes et de 23,9 millions de budget de fonctionnement par an, soit un gros quart des dépenses, une proportion qui paraît très élevée. L’avocat consulté par Les Jours chiffre le total du fonctionnement plus haut, en tenant compte d’autres lignes. « C’est considérable par rapport au produit d’exploitation, même si cela reste équilibré », commente-t-il. Pour filer la métaphore sportive, ce serait un peu comme si Deschamps employait dix entraîneurs de gardiens et une cinquantaine d’adjoints…
Ce sujet était l’un des principaux du premier rapport de la Cour des comptes de 2018, qui avait alors relevé le foisonnement des commissions internes (37), une inflation des affrètements de vols privés
Et le foot amateur, alors ? Et les minots de Brignoles ? Certes, la FFF a donné 10 euros par licencié français en juin 2020 dans le cadre d’une action de solidarité « pandémie », et ce fut donc une rentrée dans les caisses non négligeable de 3 100 euros pour l’AS Brignoles. Fin juin, après notre reportage, le club devrait par ailleurs toucher 2 500 euros en bons d’achat de matériel, a-t-on appris de la FFF. Elle dit consacrer 15 millions par an à un fonds spécifique au foot amateur, et parle de 90 millions redistribués au total par an. En réalité, l’argent ne va pas directement aux clubs mais surtout aux ligues et aux districts, les échelons régionaux et départementaux de la FFF qui organisent les compétitions, la « bureaucratie » du foot. Ces structures ont elles-mêmes des salariés, des frais de fonctionnement et thésaurisent aussi. Dans l’autre sens, comme tous les clubs, Brignoles paye… la FFF ! 20 euros sont prélevés sur chaque licence pour le district, l’échelon départemental. Facture pour le club vers la fédération, donc : dans les 6 000 à 7 000 euros, soit le double de l’aide Covid.
Le vivier du foot professionnel, c’est le foot amateur. Le jour où on n’aura plus de bénévoles et d’associations sportives, on n’aura plus de professionnels. On doit faire redescendre l’argent du foot.
Le maire Didier Brémond, qui voit ses caisses se vider avec la crise, commence à tiquer. « Le vivier du foot professionnel, c’est le foot amateur. Le jour où on n’aura plus de bénévoles et d’associations sportives, on n’aura plus de professionnels. On doit faire redescendre l’argent du foot. » Pour l’instant, le président Rachid Ould Ahmed et son équipe, qui construisent donc bénévolement du lien social par équipes de onze, n’attendent pas vraiment grand-chose et doivent tendre la main. Il a ainsi monté un dossier afin de demander une aide à la FFF pour un minibus à 30 000 euros et, au bout d’une procédure compliquée, on l’aidera peut-être à hauteur de 20 % du prix… On a connu ruissellement plus intense.
Sollicitée pour un entretien avec sa direction ou son président, la FFF a décliné notre proposition après deux semaines d’échanges, en invoquant des raisons d’agenda. Elles nous a cependant envoyé des réponses écrites sur les trois points des immobilisations financières, des effectifs et de la stratégie sur les infrastructures et le foot amateur. On lira les réponses en intégralité ici. En substance, sur le premier point du « bas de laine », elle explique qu’il s’agit d’une technique comptable de précaution, qui serait liée par ailleurs au fait que sa trésorerie est faite d’un type de recettes particulières. Sur les effectifs, elle conteste tout excès et souligne qu’une partie de son personnel est affecté à Clairefontaine. Sur la stratégie, elle réaffirme faire à ses yeux l’effort nécessaire et estime que les infrastructures ne relèvent pas de sa mission. Le sujet de l’argent est aussi politique, bien sûr, comme Les Jours le montreront dans cette série.
Comme toutes les fédérations sportives, la FFF est gouvernée selon une démocratie interne très imparfaite, qui interdit totalement le vote des licenciés et très largement celui des présidents de clubs amateurs. Il n’y a que 218 électeurs, dirigeants des clubs professionnels et responsables des ligues régionales et districts, plus d’autres délégués. Ce sont eux qui ont par exemple été invités au problématique voyage de Rio en 2014. L’élection est ainsi facilement verrouillée par le président sortant, d’autant que la liste gagnante emporte la totalité des douze sièges électifs du comité exécutif. Il n’y a donc pas d’opposition interne ni de contre-pouvoir, la « haute autorité » censée appliquer une forme de contrôle n’ayant pris aucun rôle significatif à ce jour. Ce mode d’administration est peut-être en voie de disparition. Une réforme, qui encadre la gouvernance et modifie le corps électoral des fédérations en imposant que la moitié des voix soit donnée aux présidents de clubs d’ici 2024, a été adoptée en première lecture en ce printemps 2021 au Parlement. D’ici à ce que tout ça entre en vigueur, cependant, Brignoles devra sûrement encore se débrouiller avec ses licenciés nécessiteux, et le président Rachid Ould Ahmed n’est pas prêt de siéger à Paris.
Et 1, et 2, et 3 infos
- Absente du dernier Mondial, l’Italie, qui est invaincue depuis 27 matchs, tentera de confirmer son retour au premier plan lors du match inaugural de l’Euro à Rome le 11 juin, à 21 heures, contre la Turquie, équipe « outsider » emmenée par le fulminant attaquant de Lille Burak Yilmaz.
- Les Bleus jouent leur premier match de poule le 15 juin à 21 heures à Munich contre leur meilleur ennemi l’Allemagne, victorieuse dans l’histoire de ce tête-à-tête lors de deux demi-finales mythiques du Mondial en 1982 et 1986 et en quarts de finale du Mondial 2014, mais battue plus récemment en 2016 en demi-finale du dernier Euro.
- Pour la victoire finale à cet Euro, la France, championne du monde en titre, est favorite des bookmakers et… de cinq universités européennes, qui ont fait tourner un ordinateur avec les résultats internationaux des huit dernières années, les performances en clubs et en sélection des joueurs en lice et ont procédé à des simulations numériques de matchs.