Le gardien de la paix de 35 ans décrit « une scène rapide, intense », où il a dû se décider « en une fraction de seconde ». De nuit, son équipage se fait tirer dessus à l’arme à feu. Estimant que « la légitime défense est établie », il réplique. Son agresseur, blessé gravement, est interpellé puis conduit à l’hôpital (il a survécu). « Sur le moment, on traite ce qu’on a à traiter. Mais quand l’adrénaline redescend, on se pose tout un tas de questions. » Dans son esprit, cette nuit restera celle où il a simultanément failli mourir et tuer quelqu’un. Avec plusieurs mois de recul, « tout est bien dissocié, imprimé dans le cerveau » du policier.
L’arme de service, qui ne doit être utilisée qu’en dernier recours, matérialise le tabou d’une violence potentiellement mortelle infligée par des agents de l’État. C’est le symbole de leur pouvoir, inspirant la crainte ou la curiosité. Cette série des Jours sera exclusivement consacrée à l’arme de service, l’essentiel des 245 000 policiers et gendarmes français étant équipés du Sig Sauer Pro 2022, un pistolet semi-automatique noir à quinze cartouches. Nous ne parlerons pas ici des armes dites « intermédiaires » – pistolets à impulsion électrique (« Taser »), gaz lacrymogènes, lanceurs de balles de défense, etc.
Dans ce premier épisode, nous avons voulu donner la parole à des « flics de base » pour qu’ils nous racontent le jour où ils ont utilisé leur arme, ou failli le faire, dans l’exercice de leurs fonctions. Très prudent, le gardien de la paix cité plus haut a tenu à gommer certains détails – que nous connaissons cependant (région, date et circonstances de l’intervention) – pour éviter d’être reconnu. Il décrit les jours qui ont suivi son tir comme un « rouleau compresseur psychologiquement épuisant ». Le policier prévient très vite ses proches, pour « les rassurer » et éviter qu’ils ne l’apprennent autrement. Comme l’exige la procédure, les lieux sont gelés, son arme saisie (notamment pour des expertises balistiques), la hiérarchie prévenue. Il passe un test d’alcoolémie. L’Inspection générale de la police nationale (IGPN) ouvre une enquête, systématique lorsqu’il y a un blessé ou un mort. Immédiatement, les rendez-vous se succèdent : il rédige les procès-verbaux de son intervention, enchaîne les auditions administratives menées par l’IGPN – sans garde à vue dans son cas – et celles conduites par la police judiciaire, consulte un psy proposé par l’institution. Mais à aucun moment il ne doute. « On savait comment on bossait, on a travaillé très proprement. Si vous connaissez bien la loi et le règlement, il n’y a pas d’inquiétude à avoir. » En moins d’une semaine, la légitime défense des policiers est confirmée tandis que leurs agresseurs sont poursuivis, notamment pour tentative d’homicide. Dans l’immense majorité des cas (mais pas tous, nous en reparlerons), c’est ce qui se passe.
En nous focalisant sur le rapport qu’entretiennent les fonctionnaires à leur arme, nous espérons déconstruire quelques idées reçues persistantes, aussi bien chez les policiers que dans le grand public. Saviez-vous, par exemple, que chaque année en France une dizaine de personnes meurent à la suite d’une intervention de police, dont la moitié par balle ? Mais que la plupart des policiers français passent leur carrière sans jamais faire usage de leur arme de service, hormis à l’entraînement ? En 2017, en France, la police a tiré 394 fois (le nombre de munitions est donc supérieur), contre 91 pour la gendarmerie (voir le graphique ci-dessous). L’augmentation est toutefois notable par rapport à 2016 (+54,5 %). Dans son dernier rapport d’activité, l’IGPN l’explique notamment par « une hausse […] des tirs en direction des véhicules en mouvement fonçant sur les policiers ou susceptibles de blesser des tiers ». C’est la première cause d’usage des armes, près de la moitié du total (une proportion stable d’année en année), devant les animaux, les « individus dangereux » et les « tirs d’intimidation » (en l’air ou vers le sol).
Xavier, aujourd’hui peu amené à dégainer puisqu’il exerce dans un service financier, a été confronté deux fois à ces « véhicules en mouvement » lorsqu’il travaillait en police-secours. Il a dû poursuivre, à pied et l’arme en main, une voiture qui venait d’en percuter une autre et repartait portière ouverte. Deuxième expérience : une voiture prend la tangente pour échapper à un contrôle. Sans connaître la raison de ce refus d’obtempérer – voiture volée ou non, occupée par des personnes dangereuses ou pas –, Xavier et ses collègues se lancent dans une course-poursuite. Ils barrent la route à un feu, sortent et braquent le conducteur. Celui-ci n’avait qu’une assurance périmée et un petit sachet d’herbe à se reprocher. Contrairement à une idée reçue, explique Xavier, « on ne tire pas dans les roues, ça n’arrête pas le véhicule et le tir ricoche par terre. À la limite dans le moteur, mais pas avec un Sig Sauer, avec un fusil à pompe ». Lors de sa formation, il a appris que « c’est le conducteur qui arrête la voiture ». En cas de besoin, c’est donc lui la cible.
En 1999, un commissaire a tiré pour arrêter un membre de l’ETA à moto. Il s’est fait engueuler par tout le monde. On ne tire pas sur les Basques ! À l’époque, ils ne nous tiraient pas dessus. On craignait qu’ils se mettent à nous canarder.
Contrôle routier qui tourne mal, progression en groupe à la recherche d’un suspect, arrivée sur les lieux d’un cambriolage, interpellation d’un homme armé ou soupçonné de l’être… À l’école de police, la formation prépare les élèves à ces situations et leur inculque les règles en vigueur sur la légitime défense. La décision doit être rapide et adaptée. Mais elle répond parfois à d’autres critères. Thierry, ancien de la Division nationale antiterroriste (DNAT, l’ancêtre de la Sdat, la sous-direction antiterroriste), raconte ainsi l’interpellation d’un Basque de l’ETA, en 1999, qui avait tenté de s’enfuir à moto. « Notre chef de section, un commissaire, a tiré pour l’arrêter. Il s’est fait engueuler par tout le monde. On ne tire pas sur les Basques ! À l’époque, ils ne nous tiraient pas dessus. On craignait que le mot se répande et qu’ils se mettent à nous canarder. » Le commissaire en question se souvient surtout de s’être fait engueuler par le ministre. Le tir peut avoir des implications stratégiques, sinon diplomatiques. Thierry n’a jamais eu à faire feu, grâce à l’appui du Raid ou de la BRI, la brigade de recherche et d’intervention, en première ligne pour les interpellations antiterroristes.
Avant d’opter pour le judiciaire, Fabien a passé cinq ans en police-secours dans les Hauts-de-Seine. « On ne savait jamais sur quoi on allait tomber », raconte ce brigadier. En 2010, son équipage se déplace pour « une personne qui coupe des câbles dans un immeuble ». Le concierge leur indique un habitant du premier étage, qui aurait tenté de le poignarder avec une paire de ciseaux pour l’empêcher d’intervenir. Les trois policiers montent un escalier en colimaçon, en s’éclairant à la Maglite, une puissante lampe torche – la lumière a manifestement été coupée en même temps que les câbles. Sur le palier étroit, les collègues de Fabien voient l’habitant claquer la porte de son appartement et reviennent affolés : « Il a un fusil à pompe. » Les fonctionnaires se cachent comme ils peuvent dans l’escalier, appellent des renforts par radio, sortent leur arme et ordonnent à leur suspect de sortir. « La porte s’ouvre, on ne voit que l’ombre du mec et il nous fonce dessus en hurlant comme un fou. Il tient un truc dans la main, je ne vois pas quoi, mais pas un fusil. »
Il s’agit en fait d’une « scie à métaux de 40 centimètres », avec laquelle l’homme essaie de les atteindre. Fabien est le mieux placé pour tirer. « C’était dangereux mais, pour moi, l’arme de service n’était pas proportionnée. Je me disais : “On n’a pas tiré tout de suite, on ne va pas le faire maintenant.” » Fabien range son arme, sort son tonfa et arrive à mettre un coup sur la main de son agresseur pour le désarmer. « Il a lâché quasiment tout de suite. Je crois qu’il a eu quatre fractures au poignet, mais c’était nécessaire. » Une fois la tension retombée, les policiers comprennent que l’interpellé, « un ancien militaire d’une soixantaine d’années avec un Alzheimer pas soigné », coupait les câbles de l’ascenseur « parce que le bruit le dérangeait ». Après un bref séjour à l’hôpital psychiatrique, le retraité est retourné chez lui avec un traitement. Pour Fabien, la scène « est imprimée à vie ». « Ça fait huit ans et je me souviens toujours de son nom, son adresse, des moindres détails et des paroles prononcées par mes collègues. »
Autre appel au 17 : des trains bloqués dans une gare RER, après que des gens ont actionné le signal d’alarme. Sur les quais, Fabien et deux autres policiers découvrent tout autre chose : « une bagarre générale, comme dans Astérix », après une manifestation culturelle bien arrosée. « Il y avait peut-être cent personnes qui se battaient devant moi. J’ai vu des gens planter d’autres gens à coups de couteau, de stylo, de parapluie. » En vertu de la « légitime défense d’autrui », Fabien aurait pu tirer pour protéger les victimes, « mais en pratique c’était impossible. Il y avait trop de monde, j’allais forcément blesser quelqu’un ». L’arme au poing, il hurle : « Police, ne bougez plus » et la joue au bluff : « Vous êtes cernés, les renforts arrivent, le premier qui sort une arme sera interpellé. » La plupart des belligérants s’enfuient, « comme une volée de moineaux », Fabien neutralise les autres à coups de lacrymo. « Je préfère ça que tirer dans le tas, et je l’ai expliqué aux gens qui toussaient. » Les policiers ramassent quatre blessés par arme blanche dont le pronostic vital est engagé.
Tirer dans la main de quelqu’un qui tient un couteau, c’est dans les films américains. Je ne peux pas le faire.
Ne serait-il pas possible de tirer dans la main ou la jambe d’un agresseur pour s’en défaire ? Tous les policiers interrogés jugent le défi impossible à relever. « Tirer dans la main de quelqu’un qui tient un couteau, c’est dans les films américains. Je ne peux pas le faire », tranche Fabien. « Si je peux prendre mon temps, viser à une distance suffisante pour être sûr de mon tir et que le mec bouge pas, je peux tirer dans une jambe. Mais il faut qu’on m’explique dans quel cas ça arrive. Même le Raid, qui tire un nombre incalculable de cartouches, n’est pas toujours précis au centimètre près. Pour nous qui faisons trois tirs par an, c’est juste impossible. » « On ne nous demande pas d’être des snipers », remarque un autre policier de PJ. « Moi, je suis très moyen, sans être un danger public. » En formation, les policiers apprennent à riposter en tirant dans la « bouteille », la zone la plus large du corps (des épaules au bassin), là où sont concentrés les organes vitaux. La balle a alors plus de chances d’arrêter quelqu’un, quitte à le blesser gravement ou le tuer. « On ne tire pas par plaisir », résume Xavier. « C’est qu’il n’y a pas d’alternative. » Les policiers n’ont généralement pas le temps de viser.
Laurent, de la BAC, la brigade anti-criminalité, n’a jamais tiré, en plus de dix ans de police. Il ironise : « Même si on est policiers, on n’a pas envie de tuer des gens. » « Plusieurs fois, c’est pas passé loin, mais j’ai enlevé mon doigt au dernier moment. » Le « baqueux » raconte « une des dernières en date », quand il a immobilisé « un mec qui a voulu planter un collègue » grâce à son Taser. « Si je l’avais pas eu ce jour-là, j’aurais tiré. » Une autre fois, lors d’un contrôle routier, un conducteur a redémarré alors que son équipier se trouvait devant le véhicule. « Il allait le percuter. J’ai vu l’image d’après, mon collègue sous la voiture, il était en danger. J’ai pris mon arme et j’ai visé. Mon collègue a sauté et évité la voiture. » Le policier a retenu son tir et ces expériences l’ont convaincu qu’il savait faire preuve de sang froid en cas d’urgence. D’autres se montrent moins confiants. Loin du cliché « cow-boy », les policiers ne sont pas tous à l’aise avec leur flingue, surtout en début de carrière. Mais ce sera l’objet du prochain épisode.