«Salut à toi, jeune entrepreneur ! » Sur une vidéo tournée au smartphone, un jeune homme à la coupe de footballeur, engoncé dans un costume bleu lavande trop étroit pour lui, s’adresse aux internautes. « Alors, si aujourd’hui je me permets de te contacter, c’est pour une raison très simple. Savais-tu que 95 % de la population détenait 5 % des richesses ? » Après avoir cité une telle statistique, on aurait pu s’attendre à un réquisitoire enflammé contre les inégalités qui minent nos sociétés occidentales. Il n’en est rien. « Alors, est-ce que tu veux en faire partie ? », demande l’influenceur. Celui-ci tient d’une main une flûte de champagne, de l’autre des lunettes de soleil aux verres roses, malgré les cumulus sombres qui surplombent le lac Léman, en arrière-plan de la vidéo.
« Il faut que tu te poses les bonnes questions, poursuit-il sur fond de notes de piano mélodramatiques. Est-ce que tu préfères faire pitié et prendre le bus tous les jours, ou commencer très rapidement à faire de l’argent avec moi grâce à ton téléphone et pouvoir peut-être acquérir ce genre de véhicule haut de gamme ? » Il pointe du doigt une Range Rover noire garée sur sa droite et enchaîne : « Moi, je pense la question elle est vite répondue [sic]. Alors, soit tu me suis, soit tu vas demander de l’argent de poche à ta grand-mère pour aller au resto. » Avant de grimper dans la voiture de luxe, il jette par-dessus son épaule sa flûte de champagne, essuyant au passage des insultes de la part d’un cycliste.
La séquence d’une minute, publiée sur les réseaux sociaux le 9 juin 2020, a acquis en peu de temps une viralité inouïe : plus d’1,2 million de vues sur Instagram, 2,5 millions sur Twitter. L’auteur de la vidéo, alors inconnu, est un jeune Suisse de 21 ans du nom de Jean-Pierre Fanguin, « JP Fanguin » sur les réseaux. Auparavant, il avait déjà publié quelques vidéos très similaires, à la visibilité confidentielle mais un peu plus précises quant à l’autoroute vers la richesse qu’il promeut : il y faisait référence au trading. Cette fois-ci, sa performance cartonne et devient rapidement une blague, un mème comme un autre. Elle fait l’objet de nombreuses parodies et détournements. Même la ministre déléguée à la Citoyenneté Marlène Schiappa s’y met, reprenant, dans sa première vidéo sur TikTok, l’accroche « Salut à toi, jeune entrepreneur ! »

Pourtant, l’envers du décor prête beaucoup moins à rire. Une enquête du Parisien a montré que, en contactant le jeune Suisse à l’adresse e-mail indiquée dans sa vidéo, on était renvoyé vers un certain Hamza, appartenant à une société du nom de Melius. Dans un mail en réponse à un jeune homme l’interrogeant sur sa « technique d’argent en masse », que nous avons pu consulter, JP Fanguin répond : « Merci pour l’enthousiasme que tu manifestes. Tous les détails sont expliqués soit par conférence Zoom, soit par présentation personnelle si tu habites en Suisse. L’explication te prendra environ vingt minutes. Donne-moi tes disponibilités et tes coordonnées et je m’arrangerai pour trouver la solution qui te convient le mieux. Bisous. » Lors d’une conférence sur Zoom, le même Hamza assure aux curieux qu’il existe une méthode miracle pour devenir rapidement millionnaire. Mais avant, il faudra souscrire à l’un des différents « packs de formation », dont les montants s’échelonnent entre 175 et 1 320 euros par mois. Une jeune étudiante précaire ayant suivi les méthodes de Melius a expliqué au Parisien que, loin d’atteindre la prospérité, elle a perdu l’équivalent d’un mois de loyer. Melius, qui n’a légalement aucune existence en France, dit couvrir pas moins de 160 pays et rassembler une communauté de plus de 10 000 personnes. Son siège social se trouve à Dubaï, aux Émirats arabes unis.
De l’autre côté des Alpes, Antoine Hürlimann, journaliste suisse au quotidien 24 heures, a tenté de se rendre à une conférence de présentation de la supposée société, sans dissimuler son identité de journaliste. L’organisateur, un Français qui s’est fait connaître sur les réseaux sociaux sous le nom de Manu Bersweiler, se met fréquemment en scène sur son compte Instagram lors de ses voyages, de Paris à Dubaï.
Dans ses posts, il use d’éléments de langage qui rappellent ceux de JP Fanguin : « Si aujourd’hui tu n’as pas de revenus en ligne, pose-toi les bonnes questions. » Début novembre, il estimait que « la pandémie a créé plus d’opportunités qu’à tout autre moment de l’histoire ». Lorsque le journaliste suisse arrive à l’adresse de la conférence, l’émissaire de Melius est sur la défensive. « Il s’était vite braqué, il disait qu’on allait balancer des “fake news”, essayer de descendre son projet, raconte-t-il aux Jours. Au dernier moment, je n’ai pas pu y assister. La séance se tenait à Lausanne, dans un appartement privé. »

Sur internet, on trouve peu d’informations sur Melius, hormis les profils Instagram des leaders et des shows à l’américaine lors desquels ceux-ci mettent en scène leur réussite et leurs signes extérieurs de richesse. Les fondateurs sont trois frères britanniques expatriés à Dubaï, Monir Islam, Moyn Islam et Ehsaann B Islam, qui prétendent être partis de rien et avoir vécu à la rue avant de faire fortune grâce au trading et à la vente multiniveau ou multi-level marketing (MLM). Cette technique de vente directe est censée permettre à une société de contourner des investissements faramineux dans la publicité. Dans une vidéo diffusée par la branche marocaine de Melius, ils se présentent comme les « pionniers de la prochaine génération d’innovation ».
En réalité, les frères Islam n’étaient pas tout à fait inconnus avant de fonder Melius en 2018. Au Royaume-Uni, comme le rappelait en septembre 2020 le tabloïd The Daily Mirror, deux d’entre eux ont fait la promotion de OneCoin, un montage financier présenté comme une cryptomonnaie mais qui s’est révélé être une gigantesque arnaque pyramidale. D’après la justice américaine, cette arnaque a rapporté à ses leaders près de 4 milliards de dollars à l’échelle mondiale. La cofondatrice de ce système, une Bulgare dénommée Ruja Ignatova, a disparu des radars depuis qu’elle s’est retrouvée visée par un mandat d’arrêt international, en 2017. Son frère Konstantin Ignatov, qui avait repris la main, a été arrêté à Los Angeles deux ans plus tard.
On est face à un système frauduleux qui cherche à attirer le plus de participants possible pour se servir au passage.
À l’instar de OneCoin, le système Melius transite par des entités commerciales offshore. Dans le cadre de son enquête, Antoine Hürlimann a eu recours aux services d’une « entreprise suisse internationalement reconnue pour son expertise dans les marchés financiers ». Celle-ci s’est rendue à l’adresse de Melius, dans le quartier d’affaires de Dubaï, pour tirer un constat sans appel : celle-ci n’est qu’une « boîte aux lettres ». Elle n’a pas de locaux et, visiblement, pas d’activité physique dans l’émirat. Quant à la branche européenne, enregistrée à Londres, à l’adresse du Tower Bridge Business Centre, elle a tout simplement été dissoute.
Impossible de chiffrer le nombre de jeunes qui se sont laissés embarquer dans ce système. Jean Tschopp, responsable de la Fédération romande des consommateurs, a reçu plusieurs signalements concernant Melius, qu’il a fait remonter au gouvernement fédéral, sans réaction. « On donne l’espoir aux personnes qui rejoignent ces pyramides de récupérer de l’argent et d’obtenir un gain en participant financièrement. En réalité, ce n’est jamais le cas, déroule-t-il. On est face à un système frauduleux qui cherche à attirer le plus de participants possible pour se servir au passage. »

À l’image de Melius, des dizaines de groupes se sont créés sur la promesse faite à des jeunes, y compris mineurs, de s’enrichir rapidement grâce au trading en ligne et aux cryptomonnaies. Kuvera, Pro Network Vision, Attitude Legacy… Cette nouvelle série des Jours est une plongée dans ces sociétés fictives, aux confins de l’arnaque financière et de l’emprise sectaire. En changeant de nom à intervalles réguliers, ces structures, le plus souvent domiciliées aux États-Unis ou aux Émirats arabes unis, échappent aux autorités françaises. Après la vidéo de JP Fanguin à l’été 2020, qui a jeté la lumière sur ses activités, Melius s’est rebaptisée BE Factor. Dès le mois de décembre, la même année, elle a fait l’objet d’une mise en garde de l’Autorité des marchés financiers au Québec. Ce qui n’empêche pas la pseudo-société de continuer de faire sa promotion sur les réseaux sociaux, à travers des vidéos alléchantes.
Son rôle stricto sensu dans Melius est très faible. Dans le système, lui, c’est juste l’accroche. Après, il s’est fait son propre buzz.
Quid de JP Fanguin ? Est-il une pièce maîtresse du système Melius ou un simple pion envoyé au casse-pipe pour faire le buzz et ramener de nouvelles recrues ? Dans les rares interviews qu’il a données à des médias suisses, il a nié toute implication dans le MLM. « Son rôle stricto sensu dans Melius est très faible, estime Antoine Castagné, journaliste au Parisien. Dans le système, lui, c’est juste l’accroche. Après, il s’est fait son propre buzz. » Pour en avoir la confirmation, nous avons contacté sur son canal Telegram l’ambassadeur de BE Factor en Suisse et en France, Manu Bersweiler, sans lui préciser notre identité de journaliste. Sa réponse est sans ambiguïté : « Il n’a jamais fait partie de BE. » JP Fanguin aura donc été un simple rabatteur pour Melius.
Il en a tout de même tiré un profit personnel, puisqu’il a poursuivi ses vidéos au ton décalé et même lancé son propre site internet, sur lequel il vendait jusqu’à récemment des stylos gravés « JP Fanguin » ou des t-shirts affichant son expression fétiche, « la question elle est vite répondue ». Fin 2020, la justice suisse a porté un coup d’arrêt à son ascension médiatique en le condamnant pour des infractions mineures au code de la route commises lors du tournage de ses vidéos. L’influenceur s’est alors révélé sous un jour bien moins glorieux : celui d’un jeune homme aux maigres ressources financières, sans permis de conduire, ayant emprunté la Mercedes de sa mère pour tourner ses vidéos. « Sa fortune personnelle n’est pas précisée par le parquet, pouvait-on lire en décembre 2020 dans l’édition suisse de 20 minutes. Mais le montant choisi par le procureur dans sa sanction, proportionnel à la situation du prévenu, suggère qu’il ne roule pas sur l’or : le Vaudois a été condamné à 150 jours-amende avec sursis, et le montant journalier a été fixé à 30 francs. »