Il n’est pas abonné aux Jours. D’ailleurs, il ne sait pas lire. Et comme il parle à peine, jamais le bébé ne prendra son téléphone pour démentir des informations le concernant. Chacun peut écrire ce qu’il veut sur lui, sans crainte d’être contredit. Enfin, presque. Comme le sujet passionne, les experts en bébé plus ou moins qualifiés sont si nombreux et si prolixes qu’ils finissent, fatalement, par se contredire entre eux.
En 2009, par exemple, une équipe franco-allemande a conclu que les pleurs des bébés se modulaient en fonction de la langue entendue pendant la gestation et les premières semaines. Les travaux, publiés dans la revue scientifique américaine Current Biology, suggéraient une influence de la langue natale quasiment dès la naissance, voire pendant la gestation. Du grand n’importe quoi, selon Priscilla Dunstan. Cette ancienne chanteuse lyrique australienne, mezzo-soprano, a décrypté la langue universelle des bébés, indépendante de tout contexte culturel. Elle a repéré dix sons, certains présents dès la naissance. « Néh » veut dire « j’ai faim », « Eairh », « je suis ballonné », et « Aoh », « j’ai sommeil », dans toutes les langues. C’est universel, dit-elle. Qui a raison, qui a tort, allez savoir.
Idem pour la position de sommeil. Comment faut-il coucher les moins d’un an ? Jusqu’aux années 1960, la question ne se posait pas vraiment. Dans les années 1970, les pédiatres américains donnent la consigne de ne jamais les coucher sur le dos. Ils risquent de mourir dans leur sommeil en cas de régurgitation suivie d’une « fausse route » (quand la nourriture redescend dans les poumons et non dans l’estomac). Les années 1990 arrivent : volte-face, au sens propre. Les experts recommandent de ne jamais les coucher sur le ventre (c’est la campagne « Back to sleep », en 1992). Ils risquent – encore – de mourir dans leur sommeil en s’étouffant avec leurs draps, en régurgitant, en se coinçant la tête entre le matelas et le montant du lit, etc.
En fait, toute cette histoire serait partie d’une méprise statistique. Dans les années 1930, après avoir enregistré des progrès fantastiques dans la lutte contre la mortalité en bas âge, les pédiatres voient avec angoisse la courbe s’infléchir. Panique à bord. Des dizaines d’équipes se mettent à plancher sur la mort subite du nourrisson. Le médecin new-yorkais Harold Abramson dégaine le premier. Sur la base de nombreuses autopsies, il conclut au danger du sommeil ventral. Des dizaines d’autres études vont alors suivre, sans jamais trancher. Avec le recul, le regain de mortalité néonatale à cette période semble avoir été une conséquence paradoxale des progrès de l’obstétrique, qui améliorait le nombre de prématurés viables, mais fragiles.
La mort subite du nourrisson (MSN), devenue en 2009 mort inattendue du nourrisson (MIN), n’est pas une maladie. C’est une catégorie fourre-tout où les pédiatres rangent les décès pour lesquels ils n’ont pas d’explications précises. Par conséquent, il suffit de chercher un peu plus activement les causes de mortalité pour voir reculer la fréquence des ces morts subites. Dans une étude de 2009, l’Institut national de veille sanitaire (INVS) pointait ainsi une anomalie. La France a un taux de mort subite haut parmi les pays développés (0,4 pour 1 000 naissances, contre moins de 0,1 pour 1 000 en Suisse), mais elle enregistre très peu de décès d’enfants en bas âge par étouffement dans le lit. Par ailleurs, l’INVS relevait des incohérences flagrantes dans les statistiques : le département du Nord affichait en 2008 une fréquence de mort subite quatre fois plus élevée que celle du Val-d’Oise. Pourquoi ? L’INVS ne le dit pas. Sur ce fond mouvant, inutile de dire que l’avalanche de conseils contradictoires prodigués à des parents légitimement angoissés est à prendre avec recul : pas sur le ventre, pas sur le dos, jamais de tétine, avec tétine, dormir avec lui, ne jamais dormir avec lui, bien le couvrir, mais pas trop quand même, etc. Les pédiatres qui planchent sur les décès de bébés se fient à la position dans laquelle ils ont été retrouvés, sans forcément savoir comment ils ont été couchés et combien de fois ils se sont retournés dans la nuit. Une évidence est d’ailleurs régulièrement occultée dans ce débat : dès trois ou quatre mois, un bébé est capable de se retourner.
L’affaire met en lumière un aspect largement sous-estimé du dossier « bébé » : ce bon client, qui ne dément jamais rien, est « un sujet d’étude particulièrement difficile », selon l’expression de Grégoire Borst, enseignant-chercheur en neurosciences de l’éducation à l’université Paris-Descartes. Les psychologues qui étudient les adultes peuvent interroger leurs sujets. Avec les bébés, évidemment, c’est plus compliqué…
Même pour des questions de santé moins dramatiques que la vie ou la mort, les études parcellaires et les demi-certitudes pullulent à propos des nouveaux-nés. La polémique sur la meilleure position dans le sommeil a d’ailleurs connu au printemps 2017 un soubresaut inattendu. L’association de patients Le Lien a saisi la Haute autorité de santé à propos d’une présumée « épidémie » de « têtes plates », ou plagiocéphalie. Coucher les bébés sur le dos leur déformerait l’arrière du crâne. Les articles sur le sujet se multiplient sur les sites consacrés aux bébés et dans la presse. Un livre sorti en 2015 est régulièrement cité : Mon bébé n’aura pas la tête plate (Albin Michel), écrit par deux pédiatres, Thierry Marck (également directeur du site Bebesante.fr) et Bernadette de Gasquet. Les conséquences, préviennent les pédiatres, ne seraient pas seulement esthétiques mais pourraient entraîner des déformations du dos et même de la mâchoire. Des opportunistes proposent bien entendu le remède : un casque, à porter 18 heures par jour, vendu – pour ceux que nous avons vus sur internet – entre 700 et 3 000 euros…
Il y aurait de quoi sourire si certaines alertes n’étaient pas encore plus anxiogènes. La palme dans ce domaine – mais l’obsession commence à peine, le classement est provisoire – revient à une étude néo-zélandaise reprise par le site Magicmaman (groupe Marie-Claire) le 14 juin 2017, sous le titre : « Enceinte, dormir sur le dos augmenterait les risques d’avoir un bébé mort-né ». Rien que ça. Vérification faite dans la publication d’origine, l’augmentation du risque est dérisoire, et surtout, la corrélation repose seulement sur la position de la mère dans son sommeil la dernière nuit avant le décès ! Par ailleurs, dans le groupe témoin, il y avait 25 % de Maoris, contre 39 % dans le groupe d’étude. Or, des études sérieuses ont montré que les Maoris ont un taux de bébés mort-nés plus élevé que les Européennes. Combien de femmes enceintes, depuis la parution de ce papier, angoissent en se réveillant sur le dos ? « Je me suis calée sur le côté avec des coussins contre un mur, dans mon lit, pendant trois semaines », râle Clotilde, enceinte depuis janvier 2017. « J’ai une amie qui a perdu son premier bébé à huit mois et deux semaines. Ça marque, forcément. »
Le bébé ne tolère pas le doute. Son bien-être est trop crucial pour s’accommoder d’incertitudes et de consignes floues. Tout est impératif, mais avec des fluctuations au fil du temps. Dans les années 1970, il était irresponsable de ne pas les peser avant et après la tétée. Aujourd’hui, il serait ridicule de ne pas les laisser suivre leur faim et de contrarier leur instinct. Le lait maternisé était considéré comme bien pratique, il est attaqué de toute part. « Les enfants allaités ont un meilleur quotient intellectuel et de meilleures défenses immunitaires que ceux qui ont été nourris au lait maternisé », assure Claude Didierjean-Jouveau, porte-parole de la Leche League France, une association de promotion de l’allaitement au sein. « Les études le prouvent. » Enfin, à condition de bien les choisir.
Le stérilisateur de biberon était indispensable il y a vingt ans, il ne l’est plus du tout. L’espèce de déambulateur à roues pour bébé connu sous le nom de Youpala aidait à marcher, c’est fini. Les pédiatres à la retraite ont conseillé de laisser pleurer les bébés toute leur carrière, dans l’intérêt de l’enfant. Ceux d’aujourd’hui disent le contraire, dans l’intérêt de l’enfant. La supplémentation en vitamine D est indispensable pour les nouveaux-nés, mais pour combien de temps ? Les autorités de santé réexaminent le dossier. Vous laissez les grands-parents ou la grande sœur embrasser le petit dernier sur les joues ? Pure folie. Il peut en mourir en contractant un herpès, qui dégénèrera en méningite. Ou pas.
Qu’est-ce qui est le pire pour le fœtus, l’alcool ou le tabac ? « L’alcool, et de loin », tranche Catherine Metelski, présidente de l’association Vivre avec le syndrome d’alcoolisation fœtale. « Un seul verre peut causer des dégâts irréversibles. » « C’est le tabac », rétorque Ivan Berlin, docteur en pharmacologie à l’hôpital Salpêtrière et membre de la Société francophone de tabacologie. « L’organisme humain a la capacité de métaboliser et d’éliminer l’alcool, alors que le fœtus est démuni face à la nicotine, qui est tératogène [qui augmente le risque de malformation, ndlr] chez l’animal. » Ce qui n’empêche pas une fumeuse enceinte sur quatre de continuer à fumer, de l’aveu même d’Ivan Berlin.
Cette obsession, à l’origine, ambitionnait vaguement de donner de judicieux conseils de puériculture. Au terme de trois mois d’enquête et de lecture, il apparaît que des injonctions supplémentaires sont la dernière chose dont les parents ou futurs parents aient besoin. Ce sont vos enfants. Ne comptez pas sur nous. Même pas pour vous faire la morale à propos de l’alcool et des cigarettes pendant la grossesse. D’autres s’en chargent fort bien, nous allons leur laisser la parole dans le prochain épisode.