Patronne d’une agence de communication – elle a travaillé pour la Ligue contre le cancer et l’assurance maladie… –, Françoise a continué à boire et à fumer « occasionnellement » quand elle était enceinte d’Alice et d’Auguste. Effort considérable, pour cette accro au tabac. Guénaëlle n’a pas fumé pendant qu’elle était enceinte d’Océane et d’Alexandre, mais c’était facile, elle est non fumeuse. Cette triathlète s’est quand même autorisé quelques verres dans les grandes occasions.
Journaliste santé, exposée quotidiennement aux assauts du lobby de la tempérance, Perrine a reculé sans lâcher, maintenant sa consommation à « deux à trois verres par semaine, en subissant les remarques moralisatrices de gros lourds de mecs, bourrés en général ». Alors qu’elle attendait Faustine, Frédérique a bu et fumé comme Perrine, mais en décrétant pendant neuf mois un embargo sur les fromages au lait cru, car une de ses proches a perdu un bébé à cause de la listériose. Scientifique de formation, elle qualifie elle-même ce choix de « bon exemple d’irrationnel dans la perception du risque », les fromages au lait cru n’étant pas, a priori, plus dangereux que l’alcool et le tabac.
Combien sont-elles exactement, parmi les fumeuses et les buveuses, à refuser l’abstinence pendant la grossesse ? Difficile à dire. « Une fumeuse sur quatre au moins continue à fumer plusieurs cigarettes », précise Ivan Berlin, docteur en pharmacologie à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière à Paris et membre de la Société francophone de tabacologie. Idem côté alcool. En 2013, l’Institut de veille sanitaire (INVS) a interrogé 13 000 femmes. Une sur quatre (23 %) a continué à boire occasionnellement (un verre par mois maximum) et 2 % environ ont bu deux verres ou davantage chaque jour. Surprise de l’étude, les bac +3 étaient trois fois plus nombreuses à boire que les non-diplômées.
À cause du tabac, on va avoir des bébés à petit poids, des grossesses extra-utérines et des risques accrus d’asthme et d’obésité.
C’est grave, docteur ? Oui. Très grave. À cause du tabac, « on va avoir des bébés à petit poids, des grossesses extra-utérines et des risques accrus d’asthme et d’obésité », martèle Ivan Berlin. Même en diminuant les doses ? Oui encore, « car la toxicité du tabac n’est pas linéaire. Il y a autant de différence entre zéro et deux cigarettes par jour, schématiquement, que entre deux et dix ». Selon le tabacologue, « la cigarette est plus toxique que l’alcool, que notre organisme fabrique et sait éliminer, alors qu’il est sans défense face à la nicotine ».
Porte-parole de l’association de lutte contre le syndrome d’alcoolisation fœtale Vivre avec le SAF, Catherine Metelski n’est pas du tout d’accord. Selon elle, l’alcool est le pire des poisons, et de loin. « Le message de prévention est martelé pour la cigarette alors que les effets ne sont pas avérés à très faibles doses. Les pouvoirs publics feraient mieux de se concentrer sur l’alcool, en mettant fin aux discours des lobbies sur son prétendu effet positif sur la santé. Certains ou certaines peuvent boire sans conséquence, c’est vrai, mais nous ne sommes pas égaux sur ce terrain. Il existe des femmes pour lesquelles il n’y a pas de dose acceptable. » Le fœtus risque de trinquer, sans mauvais jeu de mot, dès la première goutte.
Nombre de familles adhérentes de Vivre avec le SAF expérimentent douloureusement les effets de l’alcool sur les fœtus. Elles ont adopté des enfants dans les pays de l’Est, dans les années 1990 et 2000. Les services sociaux russes, polonais ou baltes n’avaient pas dit toute la vérité sur la consommation d’alcool parfois démentielle des mères. « L’Agence française de l’adoption a réalisé un gros travail pour que les autorités sanitaires des pays d’origine soient honnêtes », relève Catherine Metelski, mais dans certains cas le mal est fait. « Une minorité d’enfants développent un SAF complet, avec de graves troubles du comportement et un faciès caractéristique » : nez court, milieu du visage plat, lèvre supérieure très mince.
Combien faut-il boire pour en arriver là ? Beaucoup. Peut-on en déduire qu’il y a un risque pour une consommation faible ? Oui, assure Catherine Metelski. « Des conséquences sont statistiquement avérées à partir de deux verres par jour. » Un seuil atteint par des dizaines de milliers de femmes enceintes. « Tout à fait, convient Catherine Metelski. Mais si on commence à chercher des troubles causés par l’alcoolisation foetale (TCAF), croyez-moi, on va en trouver. » Ces TCAF constituent une forme moins aiguë de SAF. Selon l’association, ils n’affectent pas le physique, ce qui complique leur détection. En cas d’« absence de diagnostic » ou de « réactions inappropriées de l’entourage », certains traits de caractère ou de comportement peuvent apparaître : « découragement, mauvaise estime de soi, rupture ou refus scolaire, irritabilité, anxiété, dépression, opposition, fugues, conduites à risque, vulnérabilité aux mauvaises influences, actes inconsidérés ou déplacés. » Disponible sur le site de Vivre avec le SAF, à la rubrique Foire aux questions, cette liste non exhaustive balaye très large. Quel adolescent ne s’y retrouve pas à un moment ou à un autre ? Le site en question, sans surprise, ne mentionne pas une vaste étude du département épidémiologie et santé publique du University College de Londres (UCL), publiée en 2013 dans An International Journal of Obstetrics and Gynaecology (BJOG). Supervisée par l’épidémiologiste Yvonne Kelly, qui suit depuis des années une cohorte de plusieurs milliers d’enfants, elle conclut à l’absence d’effet visible pour un verre ou deux par semaine.
Qui croire, en définitive ? Éternel souci, avec les bébés et les femmes enceintes : on ne peut pas tester grand-chose sur eux. Qui oserait faire boire et fumer des futures mères, un peu, beaucoup, à la folie, avec un groupe témoin pour tout contrôler ? « Il n’y a peut-être pas une manière unique de bien vivre sa grossesse, relativise Perrine. Je crois que les médecins le savent, d’ailleurs. Pendant mes deux maternités, j’ai entendu très peu d’avis péremptoires sur l’hygiène de vie de la part des gynécologues ou des généralistes. On se met aussi la pression toutes seules, en allant chercher des certitudes à gauche et à droite. »
J’avais 28 ans, je découvrais tout, j’avais peur de mal faire. J’étais une éponge à conseils anxiogènes.
« Il faut écouter son instinct », assure Charlotte. Mère de trois enfants, à la tête d’Arco Iris, une structure d’accueil périscolaire à Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine), elle parle d’expérience. En 2004, à la naissance du premier, c’était différent. « J’avais 28 ans, je découvrais tout, j’avais peur de mal faire. J’étais une éponge à conseils anxiogènes », comme des dizaines de milliers de parents.
Consolons-nous, néanmoins, car l’angoisse – et on ne le dit peut-être pas assez – est un solide moteur d’appoint pour la croissance économique. Elle dope les ventes de caméras de vidéosurveillance, de bergers belges et allemands, d’armes de poing, d’airbags et, bien entendu, d’équipements de puériculture hors de prix. Nous y reviendrons dans un prochain épisode.