De Londres
Ne l’appelez plus jamais « rebelle ». Comment ce qualificatif pourrait-il lui coller à la peau à lui, l’ancien conseiller juridique du gouvernement ? Rebelle, Dominic Grieve, qui ne prononce jamais un mot plus haut que l’autre, avec sa longue mèche de premier de la classe, ses costumes so british et ses manières policées ? « L’alliance rebelle », façon Star Wars, c’est pourtant comme ça que la presse appelle ces 21 députés conservateurs qui ont décidé de voter contre leur propre gouvernement au cours d’une semaine totalement dingue qui a vu le feuilleton rebondir sans cesse d’heure en heure. Ces 21-là ont approuvé la loi qui oblige le Premier ministre Boris Johnson à demander un report du Brexit à fin janvier s’il n’arrive pas à décrocher un accord de divorce à Bruxelles d’ici au 31 octobre. Ce lundi, normalement, le texte de loi aura l’assentiment royal, le label « la Reyne le veult ».
Avec ce satané Brexit, le pays est cul par-dessus tête (lire l’épisode 1, « Brexit : the final countdown ») et les vieux Lords de la chambre haute étaient prêts à dormir par terre, avec thermos et sac de couchage, pour valider fissa la loi sur le report. C’est chose faite depuis ce vendredi après-midi. Mais quand même, pour Dominic Grieve, aller jusque-là ? Imaginez la scène : un très digne avocat, fervent conservateur, arrière-petit-fils de baron, qui sort de la Chambre des communes en plein débat sur le Brexit pour faire la claque devant des manifestants. Et les mêmes manifestants qui entonnent « Ooooh Do-mi-nic Griiiiieve » sur l’air du Seven Nation Army des White Stripes, un air habituellement réservé au leader travailliste charismatique Jeremy Corbyn. Mais le député n’en démord pas. « Je ne crois pas avoir signé comme politicien pour amener à sa fin le Royaume-Uni », dramatise le parlementaire à la radio.
De fait, c’est un risque. Si le Royaume-Uni divorçait à la hussarde le 31 octobre, le retour d’une frontière physique en Irlande pourrait faire redémarrer la guerre civile. Et mener, peut-être, les Nord-Irlandais à voler de leurs propres ailes. Les Écossais, eux, menacent déjà de relancer un référendum d’indépendance. Dans son éternel tailleur, perchée sur ses petits talons, la Première ministre écossaise Nicola Sturgeon n’a que ce mot à la bouche depuis l’arrivée de Boris Johnson au 10 Downing Street. « Un dictateur à la petite semaine »
C’est très égoïste, ce que font les députés. Ils nuisent aux affaires. Ils ont peur d’un divorce sans accord parce qu’ils n’ont aucune expérience commerciale.
Un nouveau référendum ? N’en parlez pas à Lance Forman, le PDG de l’entreprise de saumon fumé H. Forman & Son, député européen du Brexit Party de Nigel Farage (et désormais personnage des Jours). Une deuxième consultation, c’est encore de l’attente, des atermoiements. Et lui en est sûr, les patrons n’en veulent pas. Cette semaine encore, il était en réunion avec un transporteur. Il raconte aux Jours : « Une grande entreprise… Je discute avec eux, je leur demande s’ils vont être gênés par le Brexit… Ils ont embauché 50 personnes pour faire face à un éventuel Brexit sans accord. Et là, ils ne savent plus s’ils les gardent, s’ils les licencient, s’ils va falloir les réembaucher après. Vous imaginez le coût ? » Lui ne veut pas planifier. Impossible de prévoir l’incertain, alors le mieux reste de sourire, d’attendre et puis d’aviser. « C’est très égoïste, ce que font les députés, s’énerve le chef d’entreprise. Ils nuisent aux affaires. Ils ont peur d’un divorce sans accord parce qu’ils n’ont aucune expérience commerciale. »
« Nous sommes ici par la volonté du peuple, […] on ne nous en arrachera que par la puissance des baïonnettes. » La phrase de Mirabeau, le 23 juin 1789, vous vous rappelez ? Les députés, c’est le peuple ; le peuple, c’est les députés. Rien n’est moins sûr dans la grande sarabande du Brexit. Devant la Chambre des communes, des manifestants pro-Brexit brandissent leurs panneaux rouges « We voted Leave » (« Nous avons voté pour partir »). « Députés traîtres », persifle entre ses dents un grand-père propre sur lui. « En fait, les députés ne respectent pas leur mandat, analyse Lance Forman. Les conservateurs sont élus sur un programme qui dit : “Mieux vaut pas d’accord qu’un mauvais accord.” Ils ne le font pas. » Il ne cache pas son admiration pour la performance de Boris Johnson cette semaine. Même quand le Premier ministre ébouriffé martèle dans le Yorkshire qu’il préfèrerait « être mort dans un fossé qu’aller demander un nouveau report à Bruxelles ». Même quand son frère, Jo Johnson, ministre des Universités, le lâche et démissionne ce jeudi en raison d’une « tension insoluble » entre « loyauté familiale et intérêt national »
La militante europhile que suivent Les Jours, Wendy Novak, a quant à elle préféré aller sur zone suivre les derniers développements de cette folle semaine. Le vote de « l’alliance rebelle », les parlementaires qui refusent d’accorder au Premier ministre les élections législatives anticipées qu’il réclame, les éructations de Boris Johnson en réponse, ses vannes balancées au travailliste Jeremy Corbyn : « Je ne vois qu’un seul poulet au chlore dans ce Parlement, et il est sur le banc de l’opposition. » Un « poulet au chlore » parce que le Brexit entraînerait des importations massives de volailles ainsi nettoyées depuis les États-Unis. Et « poulet » encore parce que Corbyn aurait eu la « chair de poule » devant la perspective d’une élection. D’où l’appel à l’abstention lancée à ses troupes
Wendy est venue manifester ce mardi près de la Chambre des communes. Elle s’est régalée à prendre à partie Michael Gove, le ministre chargé de la préparation d’un Brexit dur. Elle était installée dans un café près du Parlement quand une voiture aux vitres fumées est sortie du tunnel voisin. S’en est extrait ledit Michael Gove, son air ahuri, ses lunettes à montures épaisses. Les militants l’ont accueilli aux cris de « Stop the coup »
Des gens pourraient mourir, et ils s’en fichent complètement.
Le coup de gueule de Wendy, lui, va au très onctueux Jacob Rees-Mogg, ministre et lord président du Conseil privé de la reine
Est-ce cela, le peuple ? « Le peuple a changé depuis 2016, estime Wendy Novak. Des vieux qui avaient voté pour quitter l’Union européenne sont morts. Des jeunes proeuropéens sont désormais en âge de voter. Il faudrait un deuxième référendum. » Elle le reconnaît elle-même : pas sûr qu’elle respecte le résultat si, comme en 2016, les Britanniques votaient de nouveau pour le Brexit.
Mais avant de parler d’une hypothétique nouvelle consultation, les urnes devraient d’abord servir pour des législatives. Les députés ont dit non cette semaine, mais la politique parfois bégaye. Boris Johnson devrait à nouveau demander aux parlementaires ce lundi s’il peut organiser un vote. Et comme le texte de loi sur le report du Brexit est désormais validé, les parlementaires pourraient cette fois dire oui. En coulisses, les équipes de campagne affûtent déjà leurs armes. Le parti travailliste balance des courriels massifs pour recruter des candidats potentiels. Le Brexit Party « se prépare depuis des mois », assure le PDG Lance Forman. Les libéraux-démocrates organisent ce week-end quelques événements locaux pour se mettre le pied à l’étrier. Et les Britanniques ne sont pas dupes : 200 000 nouveaux électeurs se sont inscrits sur les listes électorales cette semaine. « C’est sûr, il faut une élection, assure Lance Forman, accoudé à son bureau. Boris ne peut pas gouverner puisqu’il n’a plus de majorité. Le mieux serait qu’il fasse alliance avec nous, le Brexit Party. On taperait dans le mille. »