L’image est impressionnante. Dans la salle de musculation du Centre national des sports de la défense à Fontainebleau, en Seine-et-Marne, Carolle Zahi réalise un exercice d’épaulé-jeté. 45 kilos de fonte qu’elle pose sur ses épaules puis soulève, les bras tendus au-dessus de la tête. Une, deux, trois, quatre fois avant de jeter les haltères qui rebondissent sur le sol. Son visage reste impassible. La sprinteuse de 23 ans, qui participera aux championnats du monde d’athlétisme du 4 au 13 août à Londres, est en pleine préparation. Après une séance sur piste entre 15 h 30 et 17 heures, elle enchaîne avec du renforcement musculaire jusqu’à 19 heures. Deux entraînements adaptés aux deux piliers de la vie d’un athlète de haut niveau. La technique, où le travail se concentre sur la gestuelle et la cadence de course ; le physique, qui permet d’acquérir de la puissance et un meilleur équilibre. « Les deux sont durs. J’aime moins la muscu mais c’est important. Ça me permet de sortir vite et d’être solide sur les appuis malgré mes grandes foulées. »
Répéter les mêmes gestes, les mêmes échauffements, enjamber les mêmes plots, soulever les mêmes poids. La vie d’un athlète est souvent répétitive, cela peut devenir lassant. Carolle Zahi ne prend pas de plaisir dans la souffrance. Elle n’est pas comme le tennisman Rafael Nadal qui dit avoir appris à l’aimer ou ces marathoniens de l’extrême. D’ailleurs, elle n’aime pas courir plus de dix minutes. Mais la sprinteuse veut aller vite et sait qu’une telle rigueur dans l’effort est indispensable pour obtenir des résultats. Nombreux sont les sprinteurs pétris de talent qui n’ont pas percé faute de travail. « Parfois, on s’entraîne toute une année pour perdre deux centièmes. Cela peut provoquer de la frustration », reconnaît-elle.
La souffrance fait partie de la préparation, c’est ce qui nous amène à être plus forts. Si c’était aussi facile, il n’y aurait pas autant d’adrénaline le jour d’une compétition.
Pour l’éviter, Carolle Zahi relativise : « La souffrance fait partie de la préparation, c’est ce qui nous amène à être plus forts. Si c’était aussi facile, il n’y aurait pas autant d’adrénaline le jour d’une compétition. » Des heures et des heures d’entraînement qui s’évanouissent en cas de belle performance, comme celle du week-end dernier à Lille, où l’athlète a remporté le 100 m en 11 s 19 lors des championnats d’Europe par équipes. En finale, mais surtout en séries, elle a impressionné par son temps de réaction au starter. « Je ne m’attendais pas à faire un gros départ car j’avais un problème au niveau du premier appui (le premier pas à la sortie des starting-blocks, ndlr) ces derniers jours. Là, ça n’était pas le cas. Ça m’a permis de bien enchaîner la course et je suis satisfaite du résultat. Le public était là pour nous pousser, ça fait plaisir. » Les conditions climatiques – une température insuffisante et peu de vent de dos – l’ont empêché de battre son record (11 s 18) mais pas la concurrente allemande Gina Lückenkemper, qui dispose pourtant d’un record en 11 s 04. « On était sur le sol français, avec le maillot de l’équipe de France, ç’aurait été dommage de finir deuxième. » Celle que le commentateur de France Télévisions Patrick Montel a déjà, pour l’occasion, surnommée « la nouvelle patronne du sprint français » a le sourire et fait petit à petit sa place chez les Bleus. « Certains dans le groupe que je ne connaissais pas sont venus me voir en disant que mon départ était super. Ça fait plaisir. »
Carolle Zahi n’a pas toujours été aussi concernée par son sport. En 2012, elle a 18 ans quand elle débarque au pôle « espoirs » de Fontainebleau et pense que son talent lui suffit pour réussir (lire l’épisode 1, « Sur la piste de Carolle Zahi »). Elle arrive en retard à des séances, en loupe… et son niveau stagne. « Je n’étais pas du tout motivée pour m’entraîner plus, j’étais toujours à l’économie. À l’été, j’avais du mal à assumer les chronos que je faisais… » En mai 2015, elle va voir son entraîneur, Alex Ménal, pour mettre un terme à sa saison. « J’avais huit semaines de retard à l’entraînement avec toutes les absences. Il m’a dit : “Écoute, on a tout le mois de juin, si tu n’es pas absente un seul jour, on peut faire quelque chose.” Sur le moment, j’ai pensé que c’était risqué car je manquais de travail foncier (de l’endurance, ndlr) et que ça pouvait causer des blessures. » Elle enfile tout de même ses pointes et termine deuxième aux championnats de France. « À partir de là, je me suis dit que si j’avais pu faire ça en bricolant tout au long de l’année, je pouvais faire de belles choses en bossant sérieusement. »
Aujourd’hui, elle s’entraîne 21 heures par semaine et suit scrupuleusement le programme conçu par son entraîneur. « Il change tout le temps », explique l’ancien sprinteur, qui s’adapte en permanence au climat et à la forme du moment. À cette période de l’année, Alex Ménal essaie de ne pas trop pousser ses athlètes. « On est en pleine compétition, donc il faut qu’ils finissent la séance dans de bonnes conditions. Il ne faudrait pas que l’un d’eux se blesse. » Pas question de se relâcher pour autant. Le coach a l’habitude de découper la course en plusieurs phases pour détecter les qualités et les défauts de ses athlètes, et donc les secteurs à travailler. « Le point fort de Carolle, c’est le départ et l’enchaînement. Un peu moins la fin de course, mais elle s’est vachement améliorée là-dessus. » Dernièrement, il a beaucoup axé ses séances sur son manque de résistance. Pour cela, il attache parfois la sprinteuse à un élastique qu’il tient derrière elle ou la fait courir sur une légère pente, en lui demandant de tenir sa cadence. Il essaie aussi de gommer tous les éléments parasites, comme la position des épaules ou la crispation du visage.
Alex Ménal ne peut pourtant pas orienter toute sa séance autour de Carolle Zahi, il doit aussi prendre en compte la quinzaine d’autres athlètes qu’il coache. Parmi eux, l’espoir du 400 m femmes Deborah Sananes, mais également la jeune Estelle Raffaï, qui court le 200 m, et Floriane Gnafoua. Cette dernière est une sprinteuse de 100 m et son record – 11 s 19 – est à un centième derrière celui de Carolle Zahi. Elle n’a pas encore réalisé les minima pour les championnats du monde de Londres mais fera partie du relais 4 x 100 m. Dans le style, tout les oppose. Floriane Gnafoua est petite et explosive quand Carolle Zahi est plus élancée. Les deux femmes partagent la même chambre au Centre national des sports de la défense à Fontainebleau. « On s’entend bien. De base, elle est ivoirienne comme moi. On ne parle pas que d’athlétisme entre nous. Après, c’est vrai qu’on est en compétition mais je dirais qu’on se prend plus comme alliées pour progresser. » Alex Ménal reste, lui, très attentif à ce que la concurrence entre les deux femmes ne pollue pas l’ambiance du groupe. « Tout le monde doit se respecter et bien s’entendre. Ils ne sont pas obligés de s’aimer à la folie mais chacun doit essayer de comprendre l’autre. » Et quand on lui demande, selon la formule consacrée, si « le groupe vit bien », il répond par l’affirmative. « Ils sont soudés et font souvent des soirées ensemble. » À la fin du mois de juin, Carolle Zahi a, par exemple, fêté ses 23 ans en compagnie de ses collègues d’entraînement. « Mais on n’a pas fini tard car on est dans une période de compétition. »
Je suis attentive à ce que je mange mais je ne veux pas me priver. Alors, une fois par semaine, je me fais plaisir.
Un midi, à la cafétéria, Carolle Zahi mange en compagnie d’Estelle Raffaï. De la viande, des pâtes, des légumes. Un des gendarmes qui déambulent régulièrement au Centre national des sports de la défense passe devant les athlètes, regarde le contenu des plateaux-repas et se met à chambrer : « Attention à la mousse au chocolat ! » Carolle Zahi s’en amuse. « Je suis attentive à ce que je mange mais je ne veux pas me priver. Alors, une fois par semaine, je me fais plaisir », explique l’athlète. À ce niveau, tous les détails comptent. L’alimentation, les siestes de quinze minutes qu’elle s’accorde après le repas, les séances de kiné auxquelles elle se rend plusieurs fois par semaine font partie de « l’entraînement invisible », celui qui peut faire la différence sur la piste et éviter les blessures.
Être arrêté, ne pas pouvoir courir, est la hantise de tous les athlètes. Carolle Zahi avait plutôt été épargnée avant sa double blessure en 2016, qui l’a éloignée de la compétition pendant onze mois (lire l’épisode 1, « Sur la piste de Carolle Zahi »). Privée de son activité, la sprinteuse n’a alors qu’une envie, s’éloigner du secteur sportif et être entourée de ses proches. « Heureusement qu’il y avait ma famille et mes amis pour me permettre de ne pas sombrer dans la dépression. » Elle apprend la patience et, après un passage au centre de rééducation de Capbreton, dans les Landes, revient sur les pistes. Aujourd’hui, totalement remise, elle affirme que cette épreuve l’a « forgée mentalement ». « J’ai pris du recul et je me suis dit que quand je reviendrais, je devrais tout casser. J’avais une revanche à prendre sur moi-même. Je n’ai pas abandonné. C’est une belle récompense. »
Carolle Zahi a retrouvé une bonne dynamique. Elle devra passer un palier supplémentaire ce samedi pour le meeting de Paris-Charléty, son premier dans la Diamond League, où les primes financières mais aussi la concurrence seront plus relevées qu’à Lille. Elle y défiera la championne olympique en titre du 100 m et du 200 m, la Jamaïcaine Elaine Thompson, qui détient la meilleure performance mondiale de l’année (10 s 71). Mais également les Ivoiriennes Murielle Ahouré (record à 10 s 78, 10 s 83 en 2017) et Marie-Josée Ta Lou (record à 10 s 86, 11 s 03 en 2017), que Carolle Zahi croise souvent en compétition et avec qui elle entretient de bonnes relations. « Le but va être de ne pas prendre peur, quelles que soient les concurrentes. » Plus qu’un objectif de place, la Française veut profiter de cette concurrence pour faire descendre son propre record. « Avec de la bagarre, il y a toujours une différence. »
Mis à jour le 2 juillet 2017. Nouveau record personnel pour Carolle Zahi qui a couru en 11 s 17 au meeting de Paris-Charléty. Elle a terminé cinquième d’une course remportée par la championne olympique Elaine Thompson (10 s 91). Sa coéquipière Floriane Gnafoua prend la huitième place (11 s 37).