Les crises créent des opportunités, parfois très lucratives. Personne n’avait prédit l’enrichissement à grande vitesse de la famille Saadé, propriétaire de la compagnie CMA CGM. Mais la pandémie est passée par là et les entreprises de transport maritime en sont les grandes gagnantes. Rien n’était pourtant moins sûr dans un secteur très sensible aux soubresauts de l’économie mondiale. Avant le Covid-19, la première compagnie française était lourdement endettée
Résultat, la CMA CGM a vu ses bénéfices grimper en flèche. En moins de deux ans, la compagnie est passée du statut de premier employeur de la ville de Marseille
Au plus fort de la pandémie, une image est venue rappeler le gigantisme du transport maritime mondial. En mars 2021, l’Ever Given, de la compagnie taïwanaise Evergreen, s’échouait dans le canal de Suez et bloquait la navigation pendant plusieurs jours, occasionnant un embouteillage de centaines de bateaux. Sur ce lieu stratégique du commerce entre l’Asie et l’Europe
L’incident pourrait bien, aussi, symboliser un point de bascule. Au milieu des superprofits des deux dernières années, le business mondialisé des armateurs expérimente ses limites. Auditionné par les sénateurs le 20 juillet, le PDG de la CMA CGM, Rodolphe Saadé, a confié par exemple que les commandes actuelles de nouveaux navires se situaient sur des tailles plus modestes, avec des cargaisons autour de 10 000 à 15 000 conteneurs. Car les navires géants « sont difficiles à manœuvrer », a avancé le PDG, et surtout, « il faut les remplir ». Avec l’inflation, la montée d’incertitudes liée à la guerre en Ukraine et des restes de confinements, notamment en Chine, la demande mondiale a commencé à fléchir cet été. En parallèle, les armateurs sont aussi enjoints à tendre vers le « zéro carbone ». Le secrétaire d’État chargé de la Mer, Hervé Berville, a récemment fixé comme objectif l’horizon 2030
En attendant, le transport maritime est tout sauf en cale sèche. Au premier semestre 2022, le chiffre d’affaires du Danois Maersk, seconde compagnie mondiale après l’Italo-Suisse MSC, était en hausse de 60,5 %, celui de la CMA CGM de 66,3 %. Dans le même temps, la compagnie de la famille Saadé engrangeait un bénéfice presque équivalent à celui de l’année 2021. Ces mégaprofits nourrissent une frénésie d’achat des armateurs, qui font main basse sur les groupes de logistique. CMA CGM a racheté Ceva Logistics et Gefco ; Maersk a ravi le Hong-Kongais LF Logistics ; MSC Croisières, dont les propriétaires ont des liens familiaux avec le secrétaire général de l’Élysée, Alexis Kohler (lire l’épisode 4 de la saison 4 des Conseillers), a, elle, mis la main sur Bolloré Africa Logistics en mars dernier. Ils prennent pied, aussi, dans l’aérien pour grossir leurs flottes d’avions-cargos. Si Maersk a lancé sa propre compagnie, CMA CGM a pris une participation de 9 % dans Air France-KLM.
Des mers surgissent ainsi des géants du transport mondial. « Le père, Jacques Saadé, opérait dans les navires. Son fils, Rodolphe, fait du multimodal », résume Jean-Marie Miossec, professeur émérite à l’université Paul-Valéry de Montpellier et auteur d’un ouvrage somme sur la compagnie française. Le secteur se concentre comme jamais autour de trois alliances regroupant les plus grands armateurs, contrôlant les trois quarts du marché mondial. Maersk et MSC se sont rassemblés dans « 2M », tandis que la CMA CGM a lancé en 2017 l’alliance « Ocean » avec le Chinois Cosco et le Taïwanais Evergreen.
Ces nouveaux empires du transport s’appuient de longue date sur l’aide de la puissance publique. Ils échappent à la règle commune en matière d’impôt sur les sociétés : une simple taxe sur les volumes transportés, décidée au niveau européen, leur est appliquée. Résultat, la CMA CGM n’a reversé que 2 % de ses bénéfices à l’État français en 2021, soit quelque 360 millions d’euros sur les 18 milliards de bénéfices. Pas cher payé en ces temps d’inflation galopante. L’argumentaire de Rodolphe Saadé, déroulé devant les sénateurs en juillet, est rodé : CMA CGM doit rester compétitif vis-à-vis de ses concurrents, le groupe réinvestit 90 % de ses bénéfices dans l’entreprise et crée des emplois, notamment en France. Le pavillon français est largement mis en avant par le PDG : « La CMA CGM, numéro trois mondiale, est française, et on veut reculer pour une histoire de taxe ? », a-t-il lancé devant la commission des affaires économiques du Sénat.
Le groupe a redistribué 11 % de la masse salariale fin 2021 sous forme de primes. Mais c’est beaucoup plus compliqué d’obtenir des hausses de salaire, beaucoup plus pérennes.
Mais les salariés, eux aussi, sont mis en concurrence. Et « les marins n’ont pas profité en proportion des énormes bénéfices », explique Jean-Philippe Chateil, secrétaire général de la Fédération des officiers de la marine marchande (FOMM) de la CGT jusqu’en mai dernier. « Le groupe a redistribué 11 % de la masse salariale fin 2021 sous forme de primes. Mais c’est beaucoup plus compliqué d’obtenir des hausses de salaire, beaucoup plus pérennes », souligne Delphine de Franco, secrétaire générale de la CFDT Maritime. Les négociations sont en cours pour les augmentations de fin d’année. Priorité pour Rodolphe Saadé en 2022 : éviter un conflit social, bateaux à quai et ports bloqués, avec les dégâts d’image qui en découlent, sur le modèle de Total.
Quant au discours sur le patriotisme économique, il fait largement office de vitrine. La CMA CGM est certes implantée durablement à Marseille, comme le symbolise la tour de la compagnie qui se dresse sur le port. La famille Saadé vient d’ailleurs de racheter le quotidien local La Provence, convoité aussi par le patron de Free, Xavier Niel. Mais sur les presque 600 navires qui composent sa flotte, 29 seulement battent pavillon français, dont l’emblématique et énorme porte-conteneurs Jacques Saadé, mis à l’eau en septembre 2020. Depuis les années 1980, à bord des navires des compagnies européennes, les navigants embauchés sont majoritairement asiatiques, le plus souvent de nationalité indienne ou philippine : leur rémunération est bien moindre que celle des marins européens et les cadences de travail, jusqu’à trois fois plus élevées. Une autre clé du succès.