Trois nouveaux dossiers viennent d’atterrir sur le bureau blanc laqué de Dominique Lavorel. Nom. Prénom. Et ces mentions glaçantes, comme l’humidité qui, ce jour-là, a imbibé Bordeaux : « Disparu en 2004 », « Disparu en 2005 », « Disparue en 2023 ». Dans le premier dossier, on découvre l’histoire de Mathieu, évaporé de son lycée à Embrun, dans les Hautes-Alpes. Le 31 mars 2004, après une matinée de cours, sa mère lui passe un savon par téléphone. Le bulletin scolaire qu’elle vient de recevoir lui reste en travers de la gorge. Mathieu est interne, sa mère lui annonce qu’elle vient le récupérer. Soixante-dix kilomètres plus tard, elle pénètre dans la chambre de son fils. Pas de Mathieu. Il n’est pas non plus dans le lycée, pas davantage dans les rues d’Embrun. Le garçon de 17 ans a laissé son téléphone, ses papiers d’identité, son sac à dos. Sa mère, morte en 2010, ne l’a jamais revu. Voilà maintenant vingt ans que Mathieu a disparu. Signalement : cheveux noirs, yeux bleus, 1,85 m, deux boucles à l’oreille gauche. Précision : fumeur de cannabis, avec petits deals dans son lycée.
L’enquête ouverte après l’évaporation de Mathieu Broutin n’a rien donné. Thierry, son beau-père qui l’élève depuis son plus jeune âge et qui est gendarme, n’a jamais baissé les bras. En 2019, faute de résultat, il dépose une demande auprès du parquet de Gap, afin de rattacher la disparition de l’adolescent à celles potentiellement liées aux crimes du tueur pédocriminel Nordahl Lelandais. Absence de lien, conclut le procureur. Mathieu a-t-il volontairement fui sa vie, sa famille, son lycée pour se construire une vie ailleurs ? Son petit business de deal l’a-t-il embarqué dans une sale affaire ?
Certaines familles désabusées laissent tomber, d’autres sont irréductibles.
Dans son appartement bordelais, Dominique Lavorel, vice-présidente de Manu, une association d’aide aux proches de personnes disparues, relit le dossier de Mathieu : « En France, toutes les recherches ont été faites. Peut-être est-il parti en Italie ou en Espagne ? Je vais inscrire sa disparition sur des sites de ces deux pays. Et faire passer un avis aux anciens élèves du lycée. » « Ont-ils tout dit à l’époque ? », s’interroge cette retraitée de l’administration fiscale qui respire l’énergie, avec la conviction que les disparitions méritent d’être prises au sérieux. Le souvenir est là, toujours cuisant, d’un jour de janvier 2010 où elle a signalé à la police la disparition de Laëtitia, 40 ans, une amie : « On m’a répondu qu’elle “avait dû aller se faire tirer ailleurs”. Sans une amie avocate qui a déposé une plainte à la section de recherches de la gendarmerie, sans les coups de fil réguliers à l’enquêteur, sans notre ténacité, elle serait restée à jamais dans la Garonne. » Laëtitia s’est suicidée. Dominique a ensuite rejoint l’association Manu.
Deuxième dossier, même question : qu’est-il arrivé à Luc Palacios, 60 ans, 1,70 m, très mince, cheveux bruns grisonnants, les mains portant les stigmates de son ancien métier de garagiste ? En août 2005, l’homme gare sa fourgonnette Mercedes aménagée en camping-car sur la plage de Piémanson, à Salin-de-Giraud (commune d’Arles). C’était ses vacances. Mais plus aucune nouvelle de lui depuis la fin septembre de cette année-là. L’enquête ouverte dans la foulée ne donne rien. Jocelyne, son ex-femme, dépose une plainte. Las, un an plus tard, l’enquête de gendarmerie conclut que « Luc Palacios était un “solitaire” ». Affaire bouclée. Jocelyne multiplie depuis les lettres aux ministres de la Justice qui se succèdent et aux présidents de la République. « Certaines familles désabusées laissent tomber, d’autres sont irréductibles », commente la vice-présidente de Manu.
Et puis, il y a l’affaire Justine, 35 ans. Nettement plus récente. Son dernier bulletin de paie remonte à septembre 2023. À cette époque, elle enseigne encore à Lyon, au sein de l’Alliance française. Depuis, silence radio. Justine a été claire : dans un mail envoyé à sa mère, elle explique qu’elle veut couper les ponts. Ne plus la revoir, pas plus que son père ou ses frères. La mère, convaincue que sa fille est sous emprise, a fini par contacter l’association Manu. Elle ne veut pas que sa fille apprenne qu’elle la cherche, juste s’assurer qu’elle est vivante.
Ainsi vont les affaires de disparus, gangrenées par le doute que le pire soit arrivé. Et bien plus nombreuses qu’on ne le soupçonne. En France, chaque année, quelque 70 000 personnes sortent des écrans radar pourtant de plus en plus affûtés : caméras de surveillance, téléphones mouchards et réseaux sociaux… Parmi ces évaporés, les mineurs sont légion, comme Mathieu Broutin à l’époque : 50 000 tous les ans. En majorité de simples fugues : 43 202 en 2022, selon la Fondation droit d’enfance. « Mais beaucoup de récidivistes font monter les chiffres », nuance Dominique Lavorel. Et chaque année, entre 15 000 et 18 000 majeurs disparaissent aussi. Des victimes de crimes ? Des escrocs ? Des malades d’Alzheimer ? Ce sont les plus nombreux. Mais ils seraient aussi entre 4 000 et 5 000 à mettre les voiles volontairement, à se tirer, à se barrer, selon l’ARPD, la plus grosse association d’assistance et recherche de personnes disparues.
Pourquoi ont-ils décidé de s’évaporer ? Certains reviennent-ils ? Et si oui, comment se passent les retrouvailles ? Ces derniers nous intriguent le plus. Ils seront les personnages centraux de cette série. Collent-ils au stéréotype du gars qui descend acheter des cigarettes et plaque sa vie ? Est-ce si romanesque de fuir son existence ? Sont-ils nombreux à mener grand train, les doigts de pieds en éventail sous un parasol ? Les clichés ont la vie dure… « Parmi nos disparus, explique l’association Manu, beaucoup étaient désocialisés, précarisés, en grande détresse. Le nombre de disparus a crû depuis la pandémie. Certains n’ont pas pu se relever financièrement et sont partis. Il y a aussi des jeunes qui se marginalisent et squattent à droite à gauche. » Pas de cavale grand teint ? « Pour disparaître et refaire sa vie, il faut avoir beaucoup, beaucoup d’argent », recadre Dominique Lavorel qui mentionne, au passage, un cas semble-t-il assez banal : celui d’un homme parti à quelques centaines kilomètres de son ancien chez lui pour reconstruire sa vie à l’identique, avec une autre femme et le même nombre d’enfants.
Selon la journaliste Patricia Fagué, qui a travaillé pour la célèbre émission Perdu de vue du TF1 des années 1990, le disparu volontaire est de sexe masculin dans la majorité des cas, souvent en situation d’échec professionnel ou personnel. Patricia Fagué, qui consacre aujourd’hui une grosse part de son savoir-faire à retrouver les ascendants d’enfants nés sous X, évoque aussi des personnes qui n’ont pas connu « des schémas familiaux structurés ». « Il n’y a jamais eu d’études sérieuses permettant de vraiment dresser un portrait-robot du disparu. », complète Bernard Valezy, le président de l’ARPD, avant de préciser que nombre de disparus volontaires restent en France sans que leur nouvel entourage ne connaisse leur vrai nom.
Comment les retrouver ? Et d’ailleurs, peut-on les rechercher ? L’Office central pour la répression des violences aux personnes (OCRVP) est formel : « En France, un majeur est libre d’aller et venir comme il l’entend, sans en informer ses proches. Disparaître n’est pas une infraction pénale. » C’est l’un des arguments dégainés en 2013 par Manuel Valls, alors ministre de l’Intérieur, pour abroger la procédure de Recherche dans l’intérêt des familles (la RIF), mise en place à la fin de la Première Guerre mondiale afin d’aider des familles éclatées à se retrouver. Autre motif invoqué : la procédure aurait été détournée de son usage initial au profit de recherches de mauvais payeurs de pensions alimentaires… Circulez, et servez-vous désormais d’internet et des réseaux sociaux ? « Pendant plus de soixante ans, grâce à la RIF, des dizaines de milliers de conjoints, parents et fratries ont retrouvé leur proche lorsque leur départ n’avait pas de caractère inquiétant… du point de vue des pouvoirs publics, regrette Bernard Valezy de l’ARPD. Certes, l’enquête était sommaire, mais elle permettait, comme en matière de disparition inquiétante, d’inscrire la personne disparue au fichier des personnes recherchées. » C’est ainsi que lors d’un contrôle de routine, un disparu pouvait apprendre qu’il était recherché. Et consentir, ou pas, à donner ses coordonnées. Mais au moins, ses proches étaient informés qu’il était vivant.
Désormais, seules les disparitions dites « inquiétantes » (ainsi que celles de personnes placées sous tutelle ou curatelle) poussent les forces de l’ordre à lever la paupière. Mais qu’est-ce qu’une disparition inquiétante ? Il n’en existe pas de définition précise. Elle n’est décrétée que sur la base d’un faisceau d’indices (vulnérabilité de la personne du fait de son âge, d’une maladie, de son handicap), par la découverte d’un courrier suicidaire ou de menaces, une suspicion de radicalisation… Problème : dans de nombreux dossiers, aucune certitude ne s’impose. « Faire admettre qu’une disparition est inquiétante, c’est la croix et la bannière », assure Dominique Lavorel, de l’association Manu. Et puis, il y a cette fâcheuse tendance de certains policiers ou gendarmes à jouer la carte du « revenez dans 48 heures » voire davantage, « afin de laisser le temps à l’éventuel disparu volontaire de rentrer chez lui. Cette pratique est à tel point ancrée dans les habitudes que de nombreux enquêteurs pensent qu’il s’agit là de la règle », épingle Bernard Valezy, ancien commissaire divisionnaire de police. Pourtant, des retards à l’allumage peuvent compromettre la recherche d’un disparu.
Voilà le tableau. C’est ainsi que de nombreuses familles de disparus s’en remettent à des associations, des détectives privés, des émissions de télé comme Appel à témoins présentée par Julien Courbet sur M6. Voire des radiesthésistes qui mettent en avant leur sensibilité aux radiations d’objets ou de personnes… Bernard Valezy : « Ça n’a jamais marché dans toute ma carrière. » Et les détectives ? « La dernière fois que j’en ai contacté un, alors que j’avais juste deux petites questions à résoudre qui lui auraient pris trente secondes, il demandait 480 euros ! », raconte Dominique Lavorel.
Soutien, passage au peigne fin des affaires (et particulièrement des réseaux sociaux), conseils juridiques… Les associations d’aide aux familles de disparus, qui ont leurs propres avocats, ne chôment pas, qu’elles soient sollicitées dès la disparition ou plus tard, si la justice classe une affaire. L’ARPD évoque un volume de résolution entre 25 et 30 %, l’association Manu précise : « Surtout des gens retrouvés morts ». Lugubre. Plus noir encore, les associations évoquent un nombre conséquent de disparus (200 à 300 par an) sans doute enterrés sous X, car jamais identifiés (nous y reviendrons dans un prochain épisode). « Fin 2019, à Bordeaux, il y avait 60 corps en instance d’identification à l’institut médico-légal », souffle Dominique Lavorel. Avant de revenir sur la disparition récente de Justine, avec une lueur d’optimisme qui tranche avec les dossiers souvent sombres des disparitions volontaires : « Je comprends l’inquiétude de sa mère. Mais je pense que Justine, qui a manifestement voulu rompre avec sa famille, mène une vie normale. »