C’est joli comme mot, « anoures ». Grenouilles et crapauds appartiennent à cette même famille d’amphibiens. BOUM ! Les amours des anoures se terminent ainsi : la femelle expulse ses œufs entourés d’une sorte de gel, le mâle les recouvre ensuite de son sperme, dans l’eau, obligatoirement. Les têtards à naître seront des êtres aquatiques munis de branchies, qui ne quitteront leur mare qu’après avoir développé des poumons. Leur vie va par l’eau. BOUM ! BOUM !
Mais ceux qui côtoient les anoures alertent depuis des semaines. C’est le cas du biologiste Laurent Tillon, qui a décrit entre fin février et fin mars la situation d’une mare à amphibiens qu’il étudie chaque année. BOUM ! BOUM ! BOUM ! C’est aussi l’ornithologue Cyrille Frey, qui documente le quotidien de grenouilles et surveille les crapauds qui traversent une grande route proche de Lyon à la fin de l’hiver. Cette année, bon nombre de têtards sont déjà condamnés. BOUM ! BOUM ! BOUM ! BOUM ! S’ils naissent, ils mourront bien vite dans une vieille flaque asséchée. La faute à ce qui ressemble à un oxymore : une sécheresse hivernale. La France métropolitaine n’a en effet pas connu de véritables pluies pendant trente-deux jours entre fin janvier à fin février, du jamais-vu en hiver selon Météo-France. BOUM ! BOUM ! BOUM ! BOUM ! BOUM ! Cette sécheresse s’ajoute à de nombreuses autres qui l’ont précédée, notamment l’été dernier (93 départements concernés par des mesures de restriction des usages), et à un manque d’eau structurel dans le pays : les ressources ont déjà baissé de 14 % sur les deux dernières décennies. BOUM ! BOUM ! BOUM ! BOUM ! BOUM ! BOUM !
BON MAINTENANT, ÇA SUFFIT CES BOUMS. Désolé du dérangement, c’est l’écho de Sainte-Soline. C’est le son des armes de guerre, dangereuses, toxiques et polluantes, utilisées samedi 25 mars dans les Deux-Sèvres contre des manifestants opposés à l’idée qu’il faille pomper l’eau en hiver afin de la stocker ensuite en plein air pour l’utiliser durant l’été au profit de certaines activités agricoles. C’est le son de la police et de la gendarmerie qui protègent une retenue d’eau en construction jusqu’à empêcher les secours d’y venir en aide à des personnes en danger de mort
Au lendemain de cette manifestation dont plusieurs dizaines de participants sont rentrés gravement blessés, les organisateurs
L’eau en France au XXIe siècle, c’est tout sauf de l’eau tiède. Ce sont des conflits d’usages entre agriculteurs, entre agriculteurs et autres habitants des zones rurales, entre industriels, golfeurs, nageurs, opérateurs de centrales nucléaires, animaux, botanistes, buveurs, maraîchers, propriétaires de stations de lavage auto, élus, syndicalistes, loueurs de kayaks, végétaux, pêcheurs, jardiniers, naturalistes, etc. N’en jetez plus… et lisez plutôt les prochains épisodes de cette série qui plongera dans toutes ces guerres de l’eau, partout dans l’Hexagone. Et le Président ? Il est concerné, le Président ?
Sans doute, puisque c’est lui qui a présenté ce jeudi le « plan eau », arlésienne prévue depuis janvier et repoussée autant de fois qu’elle a changé d’orateur présumé (Christophe Béchu, la Première ministre Élisabeth Borne, Christophe Béchu encore… et puis Emmanuel Macron himself). Pas du tout dans une optique de com à gros sabots pour parler d’autre chose que des retraites depuis « les territoires », il a balayé les 53 mesures, parmi lesquelles un plan de sobriété, une meilleure réutilisation des eaux usées, une généralisation de la tarification progressive de l’eau, un investissement de 180 millions d’euros par an pour résorber les fuites… et la mise en place d’un « Ecowatt de l’eau » avant l’été afin que les citoyens puissent connaître les « petits gestes » à accomplir en fonction de la disponibilité de la ressource.
Si la tonalité générale du plan vous fait penser aux mesures prises en faveur de la sobriété énergétique, c’est normal. Aucune remise en question en amont des consommations, on tente juste de limiter la casse en aval. Le chef de l’État a par ailleurs prononcé ce discours devant le lac artificiel de Serre-Ponçon, dans les Hautes-Alpes. Il n’a pas renié les mégabassines mais a précisé qu’à l’avenir, pour les nouvelles retenues, « le cadre doit être très clair […], il ne s’agit pas de privatiser l’eau ou de permettre à certains de se l’accaparer ».
Nos mois de janvier et de février à sec mettent de toute façon à mal le modèle même des bassines. Celles-ci sont en effet conçues pour être remplies en pompant dans les nappes bien pleines à la fin de l’hiver. Ce qui n’est pas le cas cette année. « Toute la France est touchée », expliquait le 13 mars l’hydrogéologue du Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM) Violaine Bault lors d’une conférence de presse. Celle-ci partageait une carte de France bardée de jaune, orange et rouge. Des couleurs qui correspondent respectivement à des niveaux de remplissage de nappes considérés comme modérément bas, bas ou même très bas
Il faut comparer à 2022 pour réaliser l’ampleur du problème. En février 2022, de nombreuses voix s’élevaient pour alerter d’un manque d’eau à venir. L’avenir leur a donné raison, nous avons vécu un printemps et un été à sec. À l’époque, 40 % des nappes se trouvaient à un niveau de remplissage inférieur à la normale. Aujourd’hui, ce sont 80 %. C’est d’autant plus gênant que « les dés sont déjà quasiment jetés » pour l’état des nappes phréatiques 2023, décrit l’hydrobiologiste Marie Mézière-Fortin aux Jours. En effet, la végétation a déjà opéré son réveil sur une bonne partie du pays. À moins de pluies continues, prolongées et exceptionnelles, cette végétation devrait capter une bonne partie de la pluviométrie dans les semaines et mois qui viennent. La plupart des nappes ne verront plus leur niveau augmenter. L’assèchement des cours d’eau sera presque inévitable et probablement précoce cet été.
On ne parle pas juste de volume d’eau. On voit des cycles de vie qui ne peuvent pas s’opérer. C’est une catastrophe pour les milieux aquatiques.
L’eau va manquer. D’ailleurs, elle manque déjà. Aux anoures, aux truites fario, aux chênes pédonculés… et aux humains. Dans le sud du Puy-de-Dôme, plusieurs communes en manque sont alimentées par des camions-citernes depuis des mois. Un camion d’une capacité de 30 000 litres fait ainsi depuis octobre quatre allers-retours par jour pour alimenter le petit village de Beurières. Des familles de la localité n’ayant pas d’eau potable au robinet se sont vu proposer des solutions de relogement, alors que d’autres utilisent de l’eau en bouteille. Tiens, tiens… L’un des plus grands exploitants du pays, Volvic, prélève justement de l’eau à quelques dizaines de kilomètres de Beurières. Et il en pompe tant qu’il est accusé de contribuer au manque d’eau dans le coin. Près de Nice, neuf communes ont décidé de suspendre les permis de construire : impossible d’accueillir de nouveaux habitants, puisqu’il n’y a déjà pas assez d’eau pour les résidents actuels dans un département, les Alpes-Maritimes, le mieux doté du pays en piscines privées. Serait-il par hasard pertinent d’interroger comment la ressource en eau est ici utilisée ?
La spécialiste des milieux aquatiques Marie Mézière-Fortin se dit « malheureusement » pas surprise par la situation : « On sait très bien que la fréquence de ce genre d’événements va augmenter. » Elle aussi a déjà observé les conséquences de la sécheresse actuelle dont, rappelle-t-elle, on ne mesure pas précisément les conséquences sur la faune et la flore tant elle est inédite. La mare de son jardin près d’Angers qui, de mémoire locale, déborde chaque hiver, est à peine « à mi-niveau ». Aux Jours, elle parle aussi longuement des brochets, une espèce qui indique la bonne santé des cours d’eau. Leur reproduction nécessite des débits fluviaux très importants et est donc déjà totalement compromise dans nombre de régions françaises : « J’ai bien conscience que ça peut sembler absurde de parler de ces poissons dont honnêtement tout le monde se fout. Mais je cherche à vous expliquer qu’on ne parle pas juste de volume d’eau. On voit des cycles de vie qui ne peuvent pas s’opérer. C’est une catastrophe pour les milieux aquatiques. »
Au cours de cette série, nous allons nous poser une question simple : comment partage-t-on l’eau quand il n’y en n’a plus pour toutes et tous ? En gardant à l’esprit que nous ne sommes pas seuls…