À Butembo (République démocratique du Congo)
Un glorieux soleil matinal se reflète dans la clôture en tôle entourant le périmètre du Centre médico-chirurgical de Kiharo ce matin de février. Nichée sur un versant de colline surplombant une vallée tranquille parsemée de palmiers et d’eucalyptus dans le quartier de Katwa, rien ne présage des drames qui se sont joués dans la clinique du docteur Ezechiel Mumbere Karasaba, il y a moins d’un an de cela.
Cité dans l’affaire du meurtre du docteur Richard Mouzoko, Karasaba est l’un des cinq docteurs accusés d’avoir commandité le crime (lire l’épisode 4, « Les médecins, les miliciens et la piste du complot assassin »). L’affaire, qui a eu lieu dans le cadre de la dixième épidémie d’Ebola en RDC, a fait suite à plusieurs mois de tensions entre la population et la « Riposte », qui coordonne les moyens mis en place pour lutter contre le virus. L’avocat général, le lieutenant-colonel Kumbu, accuse en particulier Karasaba et le docteur Jean-Paul Wuitende Mundama d’avoir recruté des hommes armés pour faire partir les intervenants étrangers en les effrayant. Mais il y a un problème majeur avec cette théorie : le docteur Karasaba est mort et ne peut donc donner sa version des faits. J’ai voulu en savoir plus sur ce parfait épouvantail.
Barthélémy Kakule Kiswera, un vieil homme émacié dont l’œil gauche est aveugle, a repris la clinique à la mort de son fils. Courbé comme sous le poids du malheur, une grande vulnérabilité émane des gestes et paroles de ce docteur dont la pauvreté évidente contraste fortement avec l’aisance des médecins que j’ai rencontrés jusqu’ici. La clinique, ravagée par Ebola, aura perdu un nombre de patients que Kiswera me dit ne pas savoir estimer, ainsi que six membres de son staff, dont Karasaba qui est décédé le 9 avril 2019, dix jours avant le meurtre. « Il ne saignait pas, plaide son père. Nous pensions qu’il avait la malaria. »
Soucieux de nous satisfaire, Kiswera ouvre chaque porte des deux bâtiments du centre médical. Dans la salle d’opération, la table d’accouchement (une ossature en bois recouverte de cuir clouté) semble tout droit sortie d’un roman du XIXe siècle. Sur une planche fixée au mur, des fioles d’antibiotiques et quelques compresses de gaze stériles sont alignées. Trois poubelles en plastique sont destinées à recevoir les déchets des opérations. Karasaba n’était en fait pas médecin mais un simple infirmier pratiquant la chirurgie obstétrique, qui anesthésiait ses patientes à la kétamine, un tranquillisant pour chevaux, une pratique courante pour les opérations d’urgence dans les dispensaires de campagne ou pour ceux n’ayant pas les moyens d’aller à l’hôpital. « Ezechiel a été contaminé par une femme qu’il avait accouchée par césarienne. Nous n’avions pas d’information sur comment ça s’attrapait, alors il utilisait des gants et un cache-nez », raconte Barthélémy Kakule Kiswera. Ce n’est que bien après sa mort que le centre médical commence à recevoir un soutien de la Riposte à travers International Medical Corps, une ONG américaine. « Ils nous ont apporté des masques et des bottes. »
Il y a deux façons de dépeindre Karasaba dans cette histoire. La première est le portrait d’un infirmier Frankenstein sans formation, un Carabosse qui ne croit pas à Ebola et qui, en plus, a la bonne idée de démontrer sa bêtise en mourant du virus. L’autre version est celle d’un homme s’astreignant à remplir le vide laissé par une politique de santé publique quasi-inexistante, sauvant la vie de centaines de femmes ne pouvant pas payer le prix fort pour les soins médicaux dont elles ont besoin dans un pays où la mortalité maternelle est l’une des plus élevées au monde. Le lecteur choisira son camp, mais une phrase rapportée par un des intermédiaires entre médecins et tueurs, Samuel Kambasu Loyi, lors de ma visite en prison (lire l’épisode précédent), mérite qu’on s’y attarde : « Il a donné deux pistes de solution [pour éradiquer la maladie] : la première piste était que chaque structure de santé soit équipée pour combattre la maladie… » Pour moi, après plusieurs mois d’enquête, il ne peut pas s’agir d’une coïncidence.
Ebola nous a rendus pauvres, nous, les petits prestataires, et il a enrichi les étrangers.
Début 2019, au moment où trois des médecins visés par la justice se seraient réunis dans une tente à Katwa et auraient décidé de faire appel à des groupes armés pour faire partir la Riposte, la question des structures de santé locales est au cœur de plusieurs discussions. La centralisation de la réponse contre Ebola, à travers un système parallèle de structures médicales dédiées à la maladie (les fameux centres de traitement Ebola, ou CTE), laisse les centaines de petites cliniques publiques et privées de la région démunies face à la maladie, ainsi que le documente un tout récent rapport du Groupe d’étude sur le Congo. Or, celles-ci sont en première ligne puisque c’est vers elles que la population se tourne pour tous les petits problèmes du quotidien. Comme dans les épidémies d’Ebola précédentes, c’est ainsi par le système de santé que la maladie se répand. Les patients infectés contaminent les soignants qui, à leur tour, contaminent d’autres patients (des infections hospitalières ou nosocomiales, dans le jargon médical). Remédier à ce problème est le meilleur moyen de stopper la chaîne de transmission du virus. Mais au sein de la Riposte, des enjeux de pouvoir et d’argent y font obstacle.
Nehemy Rwagatore, le jeune journaliste avec qui je fais équipe pour un temps de mon enquête, sait où nous devons nous rendre pour comprendre mieux ce qui s’est passé. Nous remontons sur sa moto pour prendre la direction du centre hospitalier de Vutuli, où Émile Mango Mulwaghe nous accueille. Alors que nous nous installons dans le patio, le directeur nous raconte en détails comment, outre le problème du manque d’approvisionnement en matériel de protection pour les soignants, les finances des structures locales ont pris un coup avec l’arrivée de la Riposte. « L’OMS a offert la gratuité des soins dans les hôpitaux publics pour appâter les malades et cela a fait partir nos patients. J’ai perdu beaucoup d’argent et j’ai dû payer mon personnel de ma poche. Pour vous donner un ordre de grandeur, avant l’épidémie, nous gagnions 2 000 dollars par mois ; maintenant, c’est 500 maximum », explique-t-il.
Mulwaghe raconte aussi comment, à cause de la gratuité de soins, lorsqu’un patient était recensé comme cas suspect et envoyé au CTE, le centre hospitalier se retrouvait dans l’incapacité de recouvrir les frais liés aux soins qu’ils avaient déjà prodigués. « Les agents de la Riposte venaient faire la décontamination et repartaient. Si vous demandiez à la famille [de payer], on vous disait que vous aviez déjà bouffé l’argent de la Riposte et on vous reprochait parfois d’avoir alerté. » En novembre 2018, Émile Mango Mulwaghe est même tabassé par des « bandits » après l’identification du premier cas dans le quartier. « Ebola nous a rendus pauvres, nous, les petits prestataires, et il a enrichi les étrangers. »
Le directeur n’est pas le seul à tenir ces propos. En quelques mois, l’épidémie est venue bouleverser l’ordre économique et social de la ville. La communauté entrepreneuriale a perdu de nombreux contrats à l’étranger car la maladie fait peur, et le volume de l’import-export a rapidement diminué. « Certains pays, comme la Chine, ont refusé de donner des visas d’affaire, la plupart des entreprises ont perdu beaucoup d’argent, raconte le président de la Fédération des entreprises du Congo à Butembo, Pollycarpe Ndivito Kikwaya. On a passé des moments très durs dans la chambre de commerce, on était complètement KO. » En parallèle, les commerces de la ville perdent des employés débauchés par la Riposte, dont le barème de salaires est en décalage total avec la réalité économique locale. Si la maladie frappe un pourcentage infime de la population, l’argent est visible de tous. Il est dans les convois de 4x4 rutilants traversant la ville, les hôtels affichant complets et les expatriés dans les bars le vendredi soir. « Certaines personnes ont gagné beaucoup d’argent grâce à la location de voitures ou de maisons. Mais pour l’ensemble de l’économie, cette épidémie a été négative », affirme Kikwaya.
Les Congolais donnent un nom à ce qu’ils voient se déployer devant eux : « l’Ebola business », un terme qui sera une fois de plus moqué et rejeté par le système humanitaire incapable de regarder en face l’obscénité des montants dépensés, un total de 1 milliard de dollars, soit plus de trois fois le budget annuel de l’État congolais pour l’ensemble du secteur de la santé. En parallèle, une épidémie de rougeole fait plus de 6 000 morts dans le pays, soit trois fois plus en matière de décès, pour la plupart des enfants, sans recevoir la même attention.
L’argent n’est pas simplement abondant, il est aussi dépensé n’importe comment, jeté aux gens pour tenter d’éteindre les feux allumés par la stratégie impérieuse de la Riposte. Certaines personnes au sein de diverses organisations me raconteront comment elles-mêmes ou leurs collègues se sont mis à distribuer de l’argent pour faire taire la résistance d’une famille à un enterrement protocolaire, ou pour faire accepter un « swab », un prélèvement de sécrétions corporelles pour le test. Si certains acceptent, nombreux sont ceux qui trouvent choquante cette façon de s’acheter leur docilité. « Quand tu vas au CTE et que tu guéris, on te paie. C’est la première fois qu’on apprend qu’un malade peut être soigné gratuitement et ensuite, tu rajoutes l’argent, s’indigne Sipha Kavira, une coiffeuse de Katwa. Les gens qui font les enterrements offrent un cercueil gratuitement. Est-ce qu’il y a un stock d’argent quelque part qu’il faut dépenser pour acheter des cercueils et distribuer de l’argent comme ça ? »
L’argent crée aussi une dynamique d’exploitation économique et sexuelle. La pratique des rétrocommissions (c’est-à-dire céder une partie de son salaire à son supérieur en contrepartie d’un emploi) se retrouve à tous les niveaux et dans la plupart des organisations, du ministère en passant par l’Unicef et Médecins sans frontières (MSF). « Les budgets sont énormes, les salaires sont énormes et donc les rétrocommissions sont énormes », me dira un employé de MSF. Selon un rapport de l’ONG Care, des femmes sont même violées en échange d’un poste, et l’exploitation sexuelle des jeunes filles augmente dans les bars.
Avant que nous quittions le centre hospitalier de Vutuli, Mulwaghe nous parle d’un programme dont nous allons entendre répéter le nom encore et encore dans toutes les structures de santé que nous visiterons : « Pirc/Fosa », soit « programme intégré pour le renforcement des capacités des formations sanitaires ». Conçu à partir de novembre 2018, lorsque l’OMS constate que 66 % des cas d’Ebola à Beni sont dus à des infections nosocomiales, le programme Pirc avait pour but de remédier à ce problème en formant le personnel soignant local, puis en dotant les structures de santé en matériel (masques, gants, etc.), et enfin en leur remettant un « incitant » financier mensuel. L’argent est divisé en deux, initialement 70 % pour le personnel soignant et 30 % pour la structure médicale. Les résultats sont instantanés. « Le niveau de performance des structures a tout de suite augmenté et les infections nosocomiales se sont arrêtées. Les alertes étaient tellement précoces que les soignants eux-mêmes accompagnaient les cas suspects jusqu’au CTE à pied. Cela a permis de stopper la chaîne de transmission », rapporte Mamadou Kourouma, l’épidémiologiste de l’OMS chargé de la conception et de l’implémentation du programme.
Début janvier 2019, lors d’une visite de Tedros Adhanom Ghebreyesus, le docteur Mundama (alors chef de la commission Prévention et contrôle des infections) prend la parole pendant une réunion pour demander au directeur général de l’OMS que le projet Pirc puisse être répliqué à Butembo, car comme à Beni, les transmissions nosocomiales sont en augmentation dans la ville.
Nehemy et moi nous rendons au bureau du docteur Eugène Syalita Nzanzu, le médecin-chef de zone de Butembo, qui, à l’évocation de Pirc, entre dans une colère noire. Nzanzu nous explique que le programme avait bien démarré en février 2019 à Butembo. Des représentants de chaque structure de santé participante sont alors invités à des formations pour leur expliquer le déroulé du programme et les conditions qu’ils devront remplir pour bénéficier du soutien financier. « Mais en avril, on nous a dit niet. Le projet Pirc a été stoppé. » Le programme est finalement remis à l’ordre du jour en juillet 2019, les structures de santé sont priées de se mettre aux normes et la phase finale pendant laquelle les centres de santé reçoivent le fameux « incitant » financier, c’est-à-dire le nerf de la guerre, commence officiellement en septembre 2019. Mais de nouveau, tout s’arrête. Les formations sanitaires ne reçoivent que 30 % du premier mois, qui plus est en cash au lieu du virement bancaire ayant requis expressément de certaines d’entre elles qu’elles ouvrent un compte en banque. Les 70 % du premier mois, ainsi que le deuxième et troisième mois, ne seront jamais déboursés par l’OMS. Nzanzu et plusieurs autres représentants écrivent des lettres de réclamations, en vain. « Ils nous ont roulés dans la farine », conclut-il. Les directeurs des centres de santé auront des mots plus piquants : « Ce sont des escrocs », « ils ont volé l’argent ».
Au téléphone, Mamadou Kourouma, chargé du programme Pirc, n’esquive pas :
« Ils ont raison, affirme-t-il.
Ils ont raison ?
Oui. En tant que technicien manager du projet, j’ai averti tout le monde qu’on ne devait pas se comporter de la sorte. Les responsables m’ont appelé et m’ont dit “il faut que tu arrêtes le projet”, sans explication. C’était le ministère, tous les partis. Moi-même, j’étais tellement choqué que j’ai demandé à quitter le lieu. »
Selon le service de communication de l’OMS, « en octobre, un nouveau coordinateur national du ministère de la Santé a remplacé le précédent et le projet s’est arrêté. […] L’organisation a accompli une grande partie du travail qu’elle était censée faire dans le cadre du projet ». Au total, l’agence onusienne aura déboursé 168 774 dollars (142 000 euros) pour « la formation, les primes de motivation, l’impression d’affiches et le transport ». Selon les représentants des structures de santé, le manque à gagner pour eux s’élève à 264 091 dollars (223 000 euros). À la même période, l’OMS n’hésite pas à débourser une moyenne de 620 000 dollars (523 000 euros) par mois pour les forces de sécurité congolaises.
Richard Mouzoko a été tué pour des raisons économiques. C’est une conséquence directe, pour moi, de l’incapacité de gérer les fonds.
Ce n’est que bien longtemps après avoir quitté la RDC que je fais le lien entre Pirc et le docteur Mundama, grâce un document relatif à l’une des réunions qu’il anime fin mars 2019. Pour la première fois après des mois d’échanges évasifs par emails, le docteur, en exil dans un pays qu’il ne me révélera pas et qu’on accuse d’être l’un des commanditaires du meurtre de Richard Mouzoko, accepte enfin de parler. À la seule mention de Pirc, Mundama décroche lui-même son téléphone pour m’appeler car selon lui, le projet est la source de ses ennuis.
« Mes collègues venus de Kinshasa croyaient que je gérais l’argent du projet. Il y avait beaucoup de menaces, on me disait que comme je dépendais du ministère et que le ministère avait le lead pour piloter le projet, il fallait que j’aie accès à l’argent [l’argent était en réalité géré par l’OMS, ndlr]. Alors comme je comprenais bien la situation, il fallait qu’on m’élimine pour que je ne sois pas là pour gêner.
Pour prendre l’argent ?
C’était uniquement pour ça, mais moi, je n’ai pas de relation pathologique avec l’argent, cela ne m’intéresse pas. L’important, c’est que le travail soit fait.
Qui voulait prendre l’argent ?
Les réseaux du ministère de la Santé. »
L’ancien ministre de la Santé, le docteur Oly Ilunga Kalenga, a été condamné à cinq ans de prison le 23 mars 2020 par la Cour de cassation de Kinshasa pour malversations financières dans la gestion des fonds alloués à la réponse contre Ebola. Plusieurs personnes directement impliquées dans le projet Pirc me confirmeront, sous couvert d’anonymat, avoir aussi reçu de fortes pressions.
Gary Kobinger, un expert québécois en santé publique, membre du Groupe consultatif stratégique et technique sur les risques infectieux (Stag-IH) de l’OMS, a lui-même enquêté sur les malversations dans la Riposte et souligne l’absence de mécanisme internes pour traiter les plaintes. « Tout ce que les gens pouvaient faire, c’est de dénoncer les problèmes à leurs supérieurs qui, dans bien des cas, étaient eux-mêmes impliqués dans des magouilles », dit-il. Selon lui, non seulement la Riposte n’était pas dotée d’outils de gestion des ressources humaines, mais il n’y avait pas non plus de réelle comptabilité pour s’assurer que les fonds étaient bien utilisés.
Mais il y a plus grave encore. Car si plaie d’argent n’est pas mortelle, le faire miroiter aux mauvaises personnes peut bien l’être. « Ce qui s’est passé est dramatique, estime Kobinger. Richard Mouzoko a été tué pour des raisons économiques. C’est une conséquence directe, pour moi, de l’incapacité de gérer les fonds. »