Chicago, envoyée spéciale
Martha Scott s’engouffre dans l’immeuble. L’entrée est très discrète. Un petit poster, rectangle bleu barré des lettres blanches « Hillary », a été collé à la porte vitrée. Une feuille de papier indique les horaires. Après 17 heures, il faut sonner. 316 N. Michigan Avenue, Suite 200, au deuxième étage : ce sont les bureaux d’« Hillary for America » à Chicago, dans l’Illinois. Le QG de campagne de la candidate démocrate se trouve en plein centre-ville, à quelques centaines de mètres de la Trump Tower, haute de 423 mètres et de 98 étages. Il y a quinze ans, Donald Trump, son propriétaire, voulait en faire le gratte-ciel le plus élevé au monde. C’est raté, mais le milliardaire, aujourd’hui candidat républicain à la présidence, y a apposé son nom en capitales. De loin, les lettres de son patronyme miroitent.
Martha Scott vient donner un coup de main. Elle habite à vingt minutes en bus de là, dans le South Side, la partie Sud de la ville, noire à 90 %. Martha est blanche. Elle travaillait comme assistante de recherche à l’université de Chicago et vit depuis plus de cinquante ans à Hyde Park, le quartier de Barack Obama, un quartier mixte dans l’une des villes du pays où la ségrégation raciale est la plus forte. Les Jours ont décidé de s’installer ici pour raconter la campagne présidentielle.
Dans l’Illinois, un État très démocrate, Donald Trump a peu de chances de remporter l’élection. Mais Martha prend au sérieux la menace. Elle trouve sa campagne « avilissante, dégoûtante ». Ici, Trump ne fait pas rire. Martha veut prendre sa part de responsabilité. Habituée à donner quelques heures de son temps pour les démocrates locaux, elle le fait cette fois au niveau national, avec l’impression d’accomplir un devoir civique. Elle se souvient aussi qu’en 2000 elle a voté pour Al Gore, sûre de sa victoire, mais qu’il a fini par perdre l’élection en Floride face à George W. Bush à quelques confettis près. La démocratie américaine joue parfois de vilains tours.
Au QG de Clinton, Martha est accueillie par Gregory, que tout le monde appelle « Greg ». Sweat-shirt siglé « Hillary », cheveux blancs, c’est un volontaire chaleureux et drôle qui carbure au Coca. « Relax », sourit-il. Il donne des consignes et fait des blagues. Il se présente comme un « fan d’Hillary ». C’est la première fois qu’il s’implique dans une campagne électorale. Il vient tous les jours.
Martha s’installe devant un ordinateur pour appeler des électeurs. Tout est enregistré : les contacts par zones géographiques, les scripts à lire au téléphone, les réponses à cocher. Les volontaires disposent d’un logiciel spécialisé, comme celui que Barack Obama avait utilisé pour mener une campagne professionnalisée en 2008. Chaque jour, les tâches changent, ajustées selon les résultats des sondages et les actions locales. Ce jour-là, le but est de convaincre des centaines de sympathisants de prendre un bus le samedi suivant pour l’Iowa, l’un des swing states où l’élection se joue sur un fil. Martha se souvient avoir fait ce genre d’excursions militantes pour Obama. Le lendemain, la mobilisation se concentre sur des banlieues de Chicago qui organisent des opérations de porte-à-porte. La base de données comporte majoritairement des électeurs démocrates. Greg a briefé Martha : « Souvent, ils disent qu’ils ont déjà contribué financièrement à la campagne. Il faut les rassurer : on ne leur demande pas d’argent. Mais il faut être sûr qu’on puisse compter sur eux. Mettez-les à l’aise. » Il mime des conversations. On dirait qu’il a fait ça toute sa vie. Il travaillait dans le marketing, c’est un bon vendeur.
Martha est moins habituée. Alors qu’elle se familiarise avec le logiciel, la salle se remplit peu à peu. Les volontaires sont davantage blancs que noirs. Chacun inscrit son prénom sur un grand tableau puis se trouve une place pour passer des coups de fil. L’équipe fournit d’antiques téléphones mobiles et des PC. Les plus jeunes viennent avec leurs propres portables. Greg connaît tout le monde, même s’il oublie parfois les prénoms.
Quand Obama a été élu, j’ai dit à ma belle-sœur : “À partir de maintenant, tes enfants pourront être présidents.” Aujourd’hui, c’est la même chose pour les femmes.
Au mur, plusieurs affiches associent les figures de Barack Obama et d’Hillary Clinton. Sur l’une d’elles, le président américain a posé une main sur l’épaule de la candidate, comme un adoubement. En bas, leurs initiales sont accolées et on peut lire : « Oh yes, it is happening. » Tous les deux sourient à pleines dents. Sur la plupart des posters, elle apparaît seule. « Madam President. » C’est son heure.
Deb vient tous les mercredis. Née il y a cinquante-deux ans à New York d’un père irlandais et d’une mère jamaïcaine, elle vit à Chicago depuis vingt-cinq ans. Elle était déjà volontaire pour Obama : « Parce que c’était lui et parce que c’était historique d’avoir un président afro-américain. » Comme lors de la dernière présidentielle, elle s’est enrôlée pour aller en Floride, à Tampa, le jour de l’élection, vérifier le bon déroulement du scrutin. « Il y a tellement de pressions pour empêcher les gens de voter », dénonce-t-elle. « Les républicains continuent à se battre contre les droits que nous, les Noirs, avons. Rien n’est acquis. » Après des années de journalisme, elle a repris ses études et est devenue spécialiste du droit des femmes. « Il y a encore tant à faire. C’est pour cela que je suis pour Hillary », explique-t-elle. « Quand Obama a été élu, j’ai dit à ma belle-sœur : “À partir de maintenant, tes enfants pourront être présidents.” Aujourd’hui, c’est la même chose pour les femmes. Regardons dans le monde : il y a de plus en plus de leaders femmes. Il est temps. »
Dans la salle, Greg passe de l’un à l’autre, vérifie les feuilles de mission, s’enquiert des réponses. Il commente de temps à autre l’actualité, largement alimentée par les sorties de route de Donald Trump, qui s’est même trompé sur le jour de l’élection. « Il a demandé à tous ses supporters de ne pas oublier d’aller voter le 28 novembre. J’espère qu’il sera entendu », lance –t-il avec un clin d’œil à Martha. L’élection a lieu le 8. Dans la pièce, les volontaires demeurent concentrés. Des voix d’hommes et de femmes se mêlent. Un brouhaha de politesses, de « Great ! », de « Thank you for your support ».
Elle fait partie des faucons, des va-t-en-guerre, elle a une personnalité abrasive et est en politique depuis très longtemps. Mais elle est compétente.
Martha est moins enthousiaste que Greg ou Deb sur Hillary Clinton. « Elle fait partie des faucons, des va-t-en-guerre, elle a une personnalité abrasive et est en politique depuis très longtemps, m’expliquera-t-elle plus tard. Mais elle est compétente, et fera sûrement une bonne présidente. » Martha participe plus volontiers aux élections locales. Sur son sac à dos, elle arbore le badge de « Tammy » (Duckworth), la candidate démocrate de l’Illinois pour le Sénat, pour qui elle milite. Jusqu’à ce qu’elle épingle également le pin’s « Women together » de la campagne officielle d’Hillary Clinton que Greg lui fournit. Elle se définit comme féministe et a participé au mouvement de libération des femmes des années 1960 et 1970, en aidant des femmes à avorter quand ce n’était pas légal.
Martha se situe à la gauche du parti démocrate. « Plus jeune, j’étais plus radicale encore. » Elle aurait préféré Bernie Sanders : « Sa vision du monde correspond davantage à la mienne, mais il n’a pas gagné, explique-t-elle. Donc il me reste soit Trump soit Clinton. » Deux mondes, face à face. Au-delà de la présidence, la composition de la nouvelle Cour suprême est également en jeu. « Sa coloration est très importante pour des décisions ultérieures sur la santé, la famille, l’avortement… », s’inquiète Martha. « Cela va transformer le pays pour des générations », renchérit Greg. L’enjeu vaut bien de passer une matinée à appeler Suzette, Justin, Gwenn, James, Berrit, Janet et les autres.
Donald Trump utilise souvent la ville de Chicago comme repoussoir. Il a évoqué sa criminalité à chacun des débats télévisés et éructé : « C’est où, ça ? Un pays déchiré par la guerre ? Mais qu’est-ce qu’on fait ? » « Il ne parle pas des Noirs, mais tout est codé », assure Deb, l’Afro-Américaine. « Je le soupçonne d’utiliser le “N word” en privé », ajoute-t-elle. Après la diffusion de la vidéo où Donald Trump s’enorgueillit d’« attraper les femmes par la chatte », beaucoup de républicains ont pris leurs distances, comme le sénateur de l’Illinois, Mark Kirk, qui estime que son parti devrait « enclencher la procédure de remplacement d’urgence » du candidat. Martha espère que « les électeurs républicains n’iront pas voter ». Elle s’accroche à cette hypothèse.
Quelques jours plus tard, Martha m’envoie un e-mail : au pied de la Trump Tower, rapporte un journal local, la plaque baptisant la place du nom du milliardaire a été démontée.