Chicago, envoyée spéciale
Tout le monde est passé au détecteur d’armes avant le match. La nuit est tombée sur la 103e rue, dans le South Side, la partie ghettoïsée de Chicago. Des rampes de lumière trouent l’obscurité naissante. Le gazon vert du terrain semble fluorescent. Des pom-pom girls moulées dans du lycra rouge ou blanc font des mouvements circulaires avec leurs bras et ondulent en rythme. L’équipe de football américain du lycée de Kenwood joue ce vendredi soir. Le match n’a pas commencé encore. Certains s’offrent un hot-dog à 3 dollars. Les élèves de Kenwood, un établissement de Hyde Park, le quartier de Barack Obama, portent bonnets et écharpes rouges et bleues aux couleurs de l’école. Plusieurs centaines de spectateurs mais je ne vois qu’une poignée de Blancs. Tous les autres sont noirs. 82,5 % des élèves de Kenwood sont afro-américains. À l’échelle de la ville de Chicago, les Blancs ne représentent que 9 % des effectifs des écoles publiques.
Mike s’est installé dans les gradins à côté de Joy et Michael. Il a accompagné Dominique et Mikaela, ses filles de 15 ans et 13 ans, au match de leur lycée mais elles l’ont supplié de ne pas s’asseoir avec elles, précise-t-il. Joy et Michael ont également scolarisé leurs enfants, les jumeaux Will et Eli, à Kenwood. Eux sont blancs. Michael est le fils de Martha Scott que j’avais accompagnée au local de campagne d’Hillary Clinton. Comme Mike, le couple est très impliqué dans la vie du lycée. C’est comme ça qu’ils se sont connus.
Joy est curieuse d’assister au début du match : elle veut voir si les joueurs vont mettre un genou à terre pendant l’hymne américain. En août dernier, Colin Kaepernick, le quaterback de l’équipe de San Francisco a refusé de se lever au son de The Star-Spangled Banner : « Je ne vais pas afficher de fierté pour le drapeau d’un pays qui opprime les Noirs. » a-t-il expliqué. Depuis, les gestes de protestation se multiplient dans le monde du sport. Joy n’aime pas particulièrement le football. Pour ceux qui n’en connaissent pas les règles, le jeu est aussi compréhensible qu’un soap opéra chinois pas sous-titré. Mais cela ne l’empêche pas de brandir des petits fanions et d’applaudir la fanfare. On reconnaît Purple Rain, de Prince mais, en fait, personne ne joue l’hymne national. Mike n’a pas l’air de profiter du spectacle, il confie à Joy son inquiétude de voir grandir ses trois enfants, adolescents noirs, dans une ville dangereuse pour eux. Il parle à voix basse, indifférent à l’atmosphère électrique et à l’excitation des élèves.
Sur le chemin du retour, vers Hyde Park, situé plus au nord, Michael et Joy me ramènent. Nous traversons en voiture des quartiers déshérités habités à 95 % par des Noirs ; les chaussées sont délabrées, il y a peu d’éclairage public. Nous passons devant des pompes funèbres qui accueillent souvent des victimes de fusillades de rue. « Ici, ils ne chôment jamais », se désole Joy. Avant de rentrer, Michael veut acheter des ribs, des travers de porc, un plat très populaire aux États-Unis. Il s’arrête en chemin, gare la voiture. Nous entrons dans la petite échoppe, sous le regard des clients, tous noirs. La scène semble inhabituelle. L’un d’eux s’adresse à nous : « Les Blancs aussi sont les bienvenus ici. »
Hyde Park est comme une île. Un rêve de mixité dans une ville très divisée que les historiens décrivent comme « l’une des plus ségréguées des États-Unis ». La séparation est spatiale, économique, ethnique. Dans Histoire de Chicago (Fayard, 2013), chiffres à l’appui, Andrew Diamond et Pap Ndiaye expliquent qu’il y a « un Chicago blanc » et « un Chicago noir » : le revenu moyen par ménage chez les Blancs est de 49 000 dollars (45 000 euros), 29 000 chez les Noirs (26 000 euros). 13 % des adultes noirs sont titulaires d’une licence universitaire, 42 % des Blancs. Les Afro-Américains qui représentent moins de 20 % de la population totale de la région métropolitaine de Chicago, constituent 43 % de la population sous le seuil de pauvreté. Des autoroutes ont été érigées dans la ville, sorte de frontières entre les quartiers blancs et les quartiers noirs. Au début du siècle, rappellent les historiens, les Noirs risquaient de se faire rosser quand ils s’aventuraient en dehors des enclaves où ils vivaient.
À l’ouest, au sud et au nord, Hyde Park se heurte à des ghettos à la criminalité élevée. Les étudiants de la prestigieuse université de Chicago qui y a son campus, sont avertis que, pour leur sécurité, il ne vaut mieux pas dépasser certaines rues (la 47e au Nord, la 61e au Sud…). Dans ce quartier, on trouve aussi bien la maison des Obama que celle de Louis Farrakhan, le leader de Nation of Islam, ou le siège de l’organisation du révérend Jesse Jackson. Quand Barack Obama s’est retrouvé candidat à la présidence, « c’était vraiment le gars du quartier, quelqu’un de visible, qui vivait parmi nous, se souvient Martha. Quand il a gagné, c’était exaltant, on se souriait tous. » Les maisons (souvent en briques) datent de la fin du XIXe siècle. Quand Martha et son mari ont acheté la leur, en 1969, ils l’ont payée 36 500 dollars (33 500 euros). Michael, Joy et leurs enfants y habitent aujourd’hui. Elle vaut probablement dix fois plus. Les prix ont grimpé en même temps que le quartier s’est gentrifié. Mais il demeure mélangé, avec un taux élevé de diplômés (seuls 5 % n’ont pas l’équivalent du bac) et peu de chômage (6,7 %). Dans les rues, on voit très peu de signes de la campagne présidentielle. Avant Halloween, il y a plus de citrouilles sur les fenêtres que de stickers politiques.
Mike porte un costume chic, cravate rouge et boutons de manchettes. Chaque dimanche il va à l’église avec Sharon, sa femme, et leurs enfants. Outre Dominique et Mikaela, il y a Michael Junior, 11 ans. L’église de Trinity United Church of Christ, située dans le South Side, est gigantesque. Le dimanche, elle propose plusieurs services, à 7 heures, 11 heures et même à 18 heures, le soir, pour ceux qui travaillent. C’est un bâtiment moderne, qui peut contenir plusieurs milliers de paroissiens. Barack et Michelle Obama en ont fait partie, quand ils vivaient à Chicago. À l’époque, le pasteur était Jeremiah Wright, dont les sermons pouvaient s’avérer très radicaux. À l’extérieur et à l’intérieur de l’église, les vitraux colorés racontent l’histoire des Afro-Américains, de l’Égypte à Martin Luther King.
Le vote compte. Moi, je suis un démocrate qui porte une arme.
Comme à leur habitude, Mike et sa famille prennent place à l’étage, au premier rang, avec vue directe sur la nef. Ce matin, il y a plus d’un millier de personnes dans le public. Beaucoup sont sur leur 31 : robes, imprimés africains, nœuds papillon… Un chœur de 80 hommes ainsi qu’un orchestre complet avec clavier, percussions, basse et batterie nous fait face. Des chants rythment la cérémonie qui va durer deux heures et demie. Il n’y a aucun temps mort. Les seuls instants silencieux sont les moments de recueillement où tout le monde se lève et se tient par la main. Mike prie pour « la sécurité de ses enfants et pour son emploi ». Le sermon du pasteur délivré au micro est accompagné de cris et de commentaires. Il prend aux tripes. Tout est filmé et posté sur le site internet de l’église. C’est un show spectaculaire.
Ici, Jésus parle aux « left out » de la société, ceux qui sont laissés de côté, abandonnés, assure un pasteur de Nashville invité à prendre la parole. Ceux aussi, qui ne trouvent pas de travail ou n’obtiennent pas la promotion espérée « à cause de la couleur de leur peau ». Mike opine. À côté de lui, Michael Junior s’est assoupi. Le pasteur s’en prend également sans le nommer à Donald Trump qui « ne respecte pas les Noirs, ni les églises noires, ni les femmes », et lance dans un sourire : « Le vote compte. Moi, je suis un démocrate qui porte une arme. » Il est applaudi par la foule. Après la cérémonie, la famille de Mike s’attarde un peu, salue les fidèles, prend des nouvelles des uns et des autres. Michael Junior avale quelques gâteaux colorés. Ses sœurs aînées me disent qu’elles aiment bien venir à l’église. « On a grandi comme ça. » Mike a besoin de ces communions du dimanche : « Pour nous, c’est très important. C’est là où nous trouvons notre force. C’est le seul moment où on n’a pas à s’en faire, à s’inquiéter. On se relâche, on se sent hors du monde pendant quelques heures. Grâce à ma foi, je sens qu’il y a quelque chose de plus fort que tout. »
Après la cérémonie, Mike et Sharon m’invitent chez eux. Ils habitent South Shore. À l’origine, c’était un quartier blanc middle class constitué d’Américains protestants mais aussi juifs, et de migrants originaires de Suède, d’Allemagne, d’Irlande. En 1950, 96 % des 80 000 résidents étaient blancs. À peine trente ans plus tard, 94 % étaient noirs. La diversité n’a pas tenu. Les communautés restent isolées les unes des autres. « Les Blancs ont fui. Quand ils voient arriver les Noirs, ils ne veulent pas rester. Chacun reste dans son environnement et ne connaît que son propre style de vie. Certains Afro-Américains ici n’ont jamais mis les pieds dans le centre-ville. », regrette Mike. Aujourd’hui à South Shore, parmi les 52 000 habitants, 17 % sont au chômage et le revenu moyen annuel est de 18 000 dollars par personne, selon des chiffres publiés par le Chicago Tribune.
Mike et Sharon, aujourd’hui âgés de 60 et 45 ans, ont acheté leur maison en brique 200 000 dollars (184 000 euros) en 2003, depuis le prix a baissé. Mike, qui était manager dans le secteur de la santé, et gagnait 80 000 dollars par an (73 500 euros) a perdu son emploi depuis. Sharon, qui ne travaillait pas, a trouvé un poste de comptable. Dans le salon, une photo extra large de leur mariage domine la cheminée. Mike et Sharon posent en tenue de mariés. Je reconnais l’église de Trinity United Church. C’est là où ils se sont connus.
Nous, on nous disait déjà qu’on ne s’en sortirait pas sans un diplôme. À leur génération, c’est encore plus vrai.
Ils mettent sur la table des œufs et du bacon, des toasts beurrés. Dominique et Mikaela participent à la conversation. Elles ne vont pas à l’école dans leur quartier, elles bénéficient d’un programme destiné aux bons élèves. « Je n’étais jamais allé à l’opéra ou au théâtre avec ma famille. Dans mon quartier, personne ne faisait ça. On fait tout pour qu’elles aient le plus large choix possible et qu’elles connaissent la diversité. C’est pour ça qu’on apprécie qu’elles soient à Kenwood car le quartier de Hyde Park est un melting pot », explique Mike. « Nous, on nous disait déjà qu’on ne s’en sortirait pas sans un diplôme. À leur génération, c’est encore plus vrai », dit Sharon. « On leur apprend aussi à construire quelque chose, Mike reprend. Tu ne peux pas dépendre d’une personne pour ta carrière. Car ceux qui ont le pouvoir préfèrent engager ceux qui leur ressemblent : des Blancs. Il faut inventer son propre métier. Et toujours avoir un plan B. » L’une fait du code, et l’autre est douée pour l’écriture, m’expliquent les parents.
Plus jeune, Mike était « idéaliste ». Mais il s’est rendu compte que « le terrain de jeu n’était pas égal ». « Si tu dois courir deux fois plus vite que les autres, ce n’est pas juste. Si tu ne connais pas les règles et les codes, ce n’est pas juste. Une fois, une vieille dame m‘a appelé “Boy” comme au temps de l’esclavage, raconte–t-il. C’était violent. Mais ce qui me choque le plus, c’est le racisme insidieux qui rend notre pays si ségrégué et inégalitaire. » Les filles ont quitté discrètement la table. La conversation dure depuis plusieurs heures.
Regarde comment les gens se sont mobilisés contre Obama, comme si un président noir, cela allait leur enlever quelque chose à eux. Et regarde aujourd’hui : on a Trump comme candidat.
Sharon est un petit peu plus optimiste que Mike : « Les manifestations contre les brutalités policières ont été très massives ces derniers temps. Et dans la rue, on voyait des Noirs et des Blancs, des Hispaniques. Pour de plus en plus de gens, il y a quelque chose qui ne tourne pas rond dans notre système. » Mike n’est pas d’accord : « Il y a déjà eu des marches de protestation avec Blancs et Noirs pendant la lutte pour les droits civiques et même après, ces dernières années, pour défendre l’école publique. On a demandé plus d’égalité. Certains ont conscience de ce qui se passe. Mais la question demeure la même : qui a le pouvoir ? » « Je ne dis pas que c’est la solution, mais cela permet un peu d’espoir », tempère Sharon. Mike est parfois amer. « Regarde comment les gens se sont mobilisés contre Obama, comme si un président noir, cela allait leur enlever quelque chose à eux, rappelle-t-il. Et regarde aujourd’hui : on a Trump comme candidat. » Sharon s’inquiète beaucoup d’une victoire du milliardaire. « Le racisme des citoyens va augmenter comme s’il leur donnait une bénédiction. Avec lui, les brutalités policières vont continuer. J’ai peur que pour les Afro-Américains cela ne devienne insupportable et que certains, sans plus aucun espoir, veuillent riposter comme à Dallas. Cela me fait vraiment peur. » Mike me regarde et souffle : « C’est pour ça qu’on va à l’église. »
Les jumeaux ont installé l’écran de télé dans le salon. Eli et Will, 15 ans, et leur sœur Rachel, 18, veulent regarder le dernier débat de la course présidentielle, entre Donald Trump et Hillary Clinton, avec leurs parents Michael et Joy. Ils s’avancent sur leurs devoirs en même temps.
La famille s’est installée en 1999 dans la maison où Michael a grandi avec ses frères et sœurs. Michael et Joy se sont rencontrés à Harvard. Joy venait d’une petite ville du New Hampshire, un État très blanc, où elle a grandi avec un père médecin et une mère violoniste. Le couple a vécu à Boston, en Californie, et un an au Nicaragua avant d’emménager à Chicago. « On a toujours voulu habiter un quartier avec une vraie diversité ethnique. Mais c’est vrai qu’ici, cela me manque de ne pas avoir de voisins latinos, d’entendre parler espagnol… », dit Joy. Michael est professeur en ingénierie mécanique. Quand l’université de l’Illinois a voulu le recruter, me raconte Joy, ils lui ont conseillé de s’installer à Naperville ou LaGrange, des banlieues plutôt prospères, sans problèmes de sécurité et, surtout, réputées pour leurs bonnes écoles. Michael a éclaté de rire : « J’ai grandi à Hyde Park, je ne vais nulle part ailleurs. » « Le South Side de Chicago effraie beaucoup d’Américains, avance Joy. En fait, je crois qu’ils ont peur des Noirs. » Elle ajoute : « Je ne dis pas que je suis exempte de racisme – même si c’est dur à admettre. J’ai bénéficié d’un système institutionnel structuré à partir de la domination des Blancs au préjudice des autres. Ça, c’est une réalité. » Joy sait qu’elle est privilégiée. « Nous bénéficions d’une sécurité économique qui rend tout plus facile, évidemment. » La sœur de Michael, Julia, qui vit aujourd’hui en France, m’avait confié avoir compris très tôt, en fréquentant des établissements scolaires où les Blancs étaient très peu nombreux, ce que cela pouvait représenter de se faire détester pour la couleur de sa peau. Mais elle avait ajouté aussitôt : « J’étais minoritaire mais je savais que ma place à moi dans ce pays était acquise. »
Hillary Clinton est en tailleur blanc, Donald Trump en veste marine et cravate. Leurs têtes sont en gros plan à l’écran. Eli et Will se marrent quand Trump commence à parler. Michael écoute attentivement le début du débat qui porte sur la Cour suprême, dont la future composition est devenue un enjeu très important de la campagne. Il semble s’amuser des réponses de Trump. « C’est tellement absurde », dit-il. Joy garde un œil sur Twitter. Les candidats parlent du port d’arme, de la création d’emplois, des frontières. Hillary Clinton défend une Amérique « nation d’immigrants ». « N’oublions pas que sous Obama il y a eu beaucoup de reconduites à la frontière », corrige Joy qui, quand elle enseignait l’histoire à des immigrés récents en Californie, avait l’impression d’aider à « accomplir le rêve américain de chacun ». Le débat se tend. Trump accuse Clinton d’être « là depuis trente ans ». Joy mentionne un tweet d’une organisation de jeunesse noire mobilisée entre autres sur les violences policières contre les Afro-Américains : « Aucun des candidats n’a encore dit un mot sur les Noirs ni sur un plan pour que l’État arrête de nous tuer. » « Et l’éducation ? Quelqu’un a parlé d’éducation ? », lance Joy.
Comme à chaque débat, Donald Trump a évoqué le (mauvais) exemple de Chicago. « Encore ? », s’étranglent les jumeaux. Trump explique que les accusations des femmes contre lui relèvent du coup monté. « Mensonges et fiction. » Il dit que « personne n’a plus de respect pour les femmes que [lui] », puis lance à Clinton qu’elle est une « sale bonne femme » (« Such a nasty woman »). Joy répète les mots à voix haute, en me regardant avec un air accablé. Elle est plutôt « excitée » de voir une femme candidate. « Mais enfin, j’ai grandi avec Thatcher donc cela ne suffit pas. » Et Barack Obama n’était, déjà, pas assez radical à ses yeux. « Mais Trump est si horrible, ce sera un vote contre. Parfois je ris de lui mais je ne suis pas musulmane, je ne suis pas afro-américaine, pas latina, je suis donc parmi les plus protégés. »
Michael s’enfonce dans le canapé. Petit à petit, je sens le couple de plus en plus abattu. Ce qui ressemblait à une farce est devenu un cauchemar. Encore plus quand Donald Trump accuse le processus électoral d’être truqué ou quand il affirme qu’il ne reconnaîtra pas forcément le résultat des urnes. Qu’il laisse planer le « suspense », comme dans un programme de télé-réalité. Le spectacle est fini. « C’est déprimant », lâche Joy. Michael se lève, soupire, et se console en léchant le pot de glace au chocolat.