Contrairement à la plupart de ses collègues pilotes, Hernando Murcia n’hésite pas à emprunter des itinéraires de vol risqués. Il travaille pour Avianline Charters, l’une des compagnies de taxis aériens qui transportent des passagers à travers la région amazonienne de la Colombie, une vaste étendue de forêt tropicale vierge d’une superficie équivalente à celle de la Californie. C’est une forêt dense, sombre et souvent traîtresse. On n’y trouve pas de routes, encore moins d’aéroports commerciaux. Elle est traversée par des ríos aux courants forts qui grouillent de prédateurs, notamment des piranhas et des anacondas, et des jaguars rôdent sur les rives.
Les groupes rebelles armés et les trafiquants de drogue sont connus pour se cacher dans la région, mais autrement, sa densité de population est très faible. La plupart des gens qui se disent chez eux en Amazonie font partie de tribus indigènes, et lorsqu’ils ont besoin de rejoindre le monde extérieur, ils passent par des charters privés.
Prendre place à bord de ces vols, c’est souvent risquer sa vie. Les pistes d’atterrissage utilisées par Avianline et d’autres compagnies ne sont jamais que des clairières de fortune à base de terre et de gravier au milieu d’une végétation touffue ; la plupart des sites ne répondent pas aux standards de sécurité de l’Aerocivil, l’Autorité de l’aviation civile de la Colombie. Les orages, les pluies diluviennes et les vents forts sont monnaie courante. Comme la Colombie ne fixe pas d’âge limite pour voler, la plupart des petits avions à hélice qui empruntent les voies aériennes de l’Amazonie sont si anciens qu’ils ne disposent pas de pilotage automatique ni des autres fonctionnalités de sécurité modernes. Les pilotes doivent rester constamment à l’affût des odeurs et des bruits suspects. Pour naviguer, ils doivent se fier à leur instinct, forgé par l’expérience. Au-dessus de la forêt tropicale, les cieux sont parsemés de zones où les ondes radio ne passent pas, ce qui fait que les pilotes doivent parcourir de longues distances sans le moindre contact avec le sol.
Rien de tout cela ne pose problème à Hernando Murcia. Âgé de 55 ans, il pilote de petits avions en Colombie depuis plus de trente ans, et il travaille pour Avianline depuis 2021. Il est disposé à effectuer des vols sous des pluies torrentielles, quand bien même elles ont la capacité de faire s’écraser un avion à hélice en un rien de temps. Une fois, en 2017, le moteur de l’avion qu’il pilotait est tombé en panne, et il a réussi à effectuer un atterrissage d’urgence sur une route en construction, sauvant la vie de ses passagers.
Le 30 avril 2023, il accepte de piloter un avion depuis la ville d’Araracuara, dans le sud de l’Amazonie, jusqu’à San José del Guaviare, une zone peuplée située à plus de 300 kilomètres au nord, reliée au réseau routier colombien. Il pilotera un Cessna 206 bleu et blanc immatriculé « HK2803 ». L’avion date de 1982, mais il n’est en service en Colombie que depuis 2019, après avoir accumulé des milliers d’heures de vol aux États-Unis. Avant qu’Avianline n’en fasse l’acquisition, le Cessna 206 s’était écrasé une fois en 2021. Il n’y avait eu aucun blessé grave à bord, mais l’hélice, le moteur et une aile avaient été endommagés, et il avait fallu des réparations conséquentes afin de remettre l’avion en service.
Comme un orage a perturbé son dernier vol, Hernando Murcia arrive en retard à Araracuara. Le vol HK2803 est donc reporté au lendemain matin, et il passe la nuit en ville. Avant d’aller se coucher, il appelle sa femme, Olga Vizcaino, pour lui dire qu’il l’aime et lui demander d’embrasser leurs filles de sa part. Tôt le lendemain matin, Hernando Murcia boit du café, avale des œufs brouillés et des bananes plantains, puis il se rend au Cessna pour procéder à sa visite prévol habituelle.
Le vol HK2803 doit transporter des représentants d’une société appelée Yauto, un courtier en crédits carbone entre populations indigènes et sociétés multinationales. Mais peu avant le décollage, des représentants de l’armée colombienne postés à Araracuara viennent à la rencontre d’Hernando Murcia pour lui annoncer un changement de programme : il doit évacuer une famille indigène menacée par un groupe rebelle local. Comme la famille se presse à l’arrière de la cabine du Cessna, un leader indigène local appelé Hermán Mendoza grimpe à l’avant à côté d’Hernando Murcia ; il fait savoir qu’il est là pour s’assurer que les autres passagers arrivent bien à destination sains et saufs. Le pilote ajoute les noms de tous les passagers au manifeste du vol, transmet les informations par radio aux contrôleurs aériens colombiens, puis met le moteur de l’avion en route.
Mayday, Mayday, 2803. Mon moteur est en train de lâcher. Je vais essayer de trouver un champ.
Au début, le Cessna ne bouge pas d’un pouce. La piste d’atterrissage d’Araracuara est boueuse du fait des dernières pluies diluviennes, et les roues de l’avion sont embourbées. Comme Hernando Murcia se démène pour dégager l’avion, l’une de ses roues percute une motte de terre, ce qui fait basculer l’appareil : l’hélice touche le sol. Enfin, peu avant 7 heures du matin le 1er mai, il parvient à décoller.
Ce jour-là, le ciel est bleu et il y a un vent léger. Pendant environ une demi-heure, tout va bien. Mais alors que le Cessna approche du Caquetá, un département colombien qui recèle l’une des zones les plus denses, les plus humides et les plus reculées de l’Amazonie, il est confronté à un problème. Sur sa radio, Hernando Murcia déclare une panne moteur : « Mayday, Mayday, 2803. Mon moteur est en train de lâcher. Je vais essayer de trouver un champ. » Les contrôleurs aériens lui indiquent des pistes d’atterrissage à proximité et signalent l’urgence à la Force aérienne colombienne, mais le signal radio du Cessna s’interrompt brutalement. Il se rétablit quinze minutes plus tard, et Hernando Murcia signale que le moteur fonctionne de nouveau. Mais pour peu de temps
Le Cessna ne vole plus : il plane. Hernando Murcia a besoin d’un dégagement dans le paysage qu’il survole, un endroit où il pourra poser l’avion et que l’équipe de secours pourra trouver. Mais en Amazonie, de telles trouées se font extrêmement rares. En cas d’urgence, certains pilotes visent un arbre touffu ; si la vitesse d’un avion est suffisamment réduite et que son nez reste en l’air à l’impact, le feuillage peut parfois héberger l’appareil en son sein jusqu’à l’arrivée des secours. Mais Hernando Murcia préfère chercher un cours d’eau : « Je vais chercher un río. Là, j’ai trouvé un río à droite. » Les contrôleurs aériens lui demandent de confirmer sa localisation. « À 103 miles au large de San José. Je suis sur le point d’amerrir. »
Ce sont les derniers mots que les contrôleurs aériens entendent Hernando Murcia prononcer. Quelques instants après, le radar enregistre le Cessna effectuant un brusque virage à droite. Puis, aux alentours de 7 h 50 du matin, il disparaît.
La nouvelle de la disparition du Cessna se répand comme une traînée de poudre. À Bogotá, le service de recherche et de sauvetage de l’Autorité de l’aviation civile de la Colombie étudie les dernières coordonnées connues de l’avion et calcule la distance maximale qu’il a pu parcourir en planant avant de s’écraser. Cela donne une vaste zone d’intérêt pour une mission de sauvetage. À 8 h 15, les autorités détectent un signal de détresse émis par la radiobalise de localisation des sinistres (RLS) de l’avion, un appareil qui se déclenche au moment de l’impact lors d’un crash. La RLS va aussi émettre des données GPS approximatives toutes les douze heures jusqu’à épuisement de la batterie, ce qui arrivera dans 48 heures. Le Cessna semble se trouver quelque part dans une zone d’un peu moins de 4 km2, près d’une petite communauté appelée Cachiporro, le long du río Apaporis. C’est peut-être là qu’Hernando Murcia a tenté son amerrissage.
En temps normal, lorsqu’un avion s’écrase en Colombie, la responsabilité de le trouver repose sur l’Autorité de l’aviation civile, qui va faire en sorte que l’armée et la Force aérienne envoient chacune une équipe de sauvetage. Mais eu égard à l’immensité de la jungle et aux dangers propres à l’Amazonie, au départ, on estime trop risqué d’envoyer qui que ce soit sur le terrain. Seule la Force aérienne est déployée, et elle envoie des avions de surveillance au-dessus de la jungle près de Cachiporro, espérant repérer l’épave ou éventuellement des survivants.
Il y a des raisons d’espérer. Des gens ont déjà survécu à des crashes dans l’Amazonie, en Colombie et ailleurs. Le cas le plus connu date de 1971 : une jeune femme de 17 ans, Juliane Koepcke, est tombée de plus de 3 000 mètres d’altitude après que la foudre a frappé le vol 508 de la compagnie Lansa. Seule, elle a parcouru la jungle péruvienne à pied pendant onze jours avant d’être sauvée.
Tandis que l’armée de l’air colombienne se met au travail, Freddy Ladino lance sa propre recherche du vol HK2803. Âgé de 40 ans, boule à zéro et dentition impeccable, il est le fondateur d’Avianline. À 10 h 30 du matin le jour du crash, la compagnie envoie plusieurs de ses avions à la recherche du vol HK2803. Mais ni Avianline ni l’armée de l’air ne voient le moindre signe du crash : pas de débris, pas de fumée, pas de trace visible d’une fracture dans la canopée de la forêt tropicale. Tout ce qu’ils ont sous les yeux, c’est un immense océan de verdure. L’équipe de recherche et de sauvetage va devoir adopter une autre approche, et rapidement.
Comme les autorités colombiennes et Avianline se regroupent, les familles des passagers à bord du vol HK2803 sont informées que leurs proches sont portés disparus. L’épouse d’Hernando Murcia se trouve chez elle avec ses filles quand elle reçoit l’appel téléphonique. Elle prie pour que son mari soit en vie et préfère éteindre la télévision. Le crash fait déjà la une des journaux, et elle se refuse à se perdre en conjectures.
Dans le crash, c’est la décision de modifier le manifeste du vol HK2803 à la dernière minute qui suscite le plus d’intérêt dans les médias. La famille indigène à bord comprend une femme appelée Magdalena Mucutuy Valencia (34 ans) et ses quatre jeunes enfants : ses filles Lesly (13 ans), Soleiny (9 ans) et Cristin (11 mois) ; et son fils Tien (4 ans). Au cours des heures qui suivent la disparition du Cessna, le destin de Magdalena et ses enfants tourne à l’obsession nationale en Colombie. Puis le monde entier finit par s’y intéresser. Dans les semaines qui suivent, il y aura des reportages haletants, des gens pointés du doigt, des informations bidon et des espoirs brisés. Le monde entier va devoir patienter quarante jours avant d’obtenir des réponses à ses questions.