Avec sa place à part dans le palais de justice de Paris, la galerie Saint-Éloi a des airs de petite juridiction
, se souvient un ancien juge d’instruction antiterroriste. En arrivant dans ces lieux, il avait eu le sentiment de redémarrer de zéro
. Il faut au moins quatre ans
pour acquérir une vraie culture, sans laquelle on ne comprend rien
, assène le magistrat. Ses successeurs ne peuvent pas rester plus de dix ans et beaucoup partent avant. Il s’agit de trouver l’équilibre entre des dossiers fastidieux, très techniques
et la nécessité de voir loin
, c’est encore une histoire d’équilibre. D’un côté, l’impératif de faire du droit, pour que le dossier passe la rampe au procès
impose de prendre son temps ; de l’autre s’impose l’exigence de casser les réseaux avant qu’ils ne passent à l’action
.
Je me suis armé. Je ne vais pas me faire égorger sans réagir.
L’un des juges en poste à la galerie a accepté de raconter quelques bribes de son quotidien, sous couvert d’anonymat. Pas à cause du devoir de réserve, dit-il – tant qu’il n’évoque pas le fond des dossiers, il n’a rien à craindre de ce côté-là – mais parce que lui comme ses collègues, escortés en permanence par des officiers de protection, reçoit des menaces directes et précises de la part des organisations terroristes. Alors que dans ces dossiers, les policiers spécialisés peuvent rester anonymes sur procès-verbal depuis 2006, nous sommes les derniers dont les noms sont publics
, rappelle le magistrat. Avant d’ajouter, mi-sérieux mi-bravache : Je me suis armé. Je ne vais pas me faire égorger sans réagir.
Pour se préparer à ses nouvelles fonctions, il a suivi une semaine de formation spécifique à l’École nationale de la magistrature et surtout beaucoup lu
. À la galerie Saint-Éloi, il ne peut que constater le caractère extrêmement anxiogène de chaque décision
. La pression
ne vient ni des autorités judiciaires, ni politiques, mais de la réalité
. Une violence très radicale
qui incite de moins en moins
les juges à la prise de risques
, comme l’a récemment montré la polémique autour de la libération sous bracelet électronique d’Adel Kermiche, quelques mois avant son attentat à Saint-Étienne-du-Rouvray. Un poste à l’antiterrorisme, résume-t-il, avant, c’était le Graal et maintenant c’est un nid à emmerdes
.
Beaucoup de collègues de grande qualité ne veulent pas venir, parce qu’ils ont l’impression que c’est une justice où l’on jette les filets pour voir ce qui remonte.
Lui-même [s’]accommode d’un certain nombre de textes qu’[il a] considérés comme excessifs à une époque
- à commencer par l’infraction « d’association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste » - en essayant d’en faire un usage proportionné
. Dit s’astreindre à argumenter à l’écrit, expliquer à l’oral
pourquoi il retient telle ou telle charge. Longtemps considéré comme un sport de cow-boy solitaire, l’antiterrorisme se veut aujourd’hui plus collégial. Il y a des gens avec qui c’est plus facile que d’autres
, reconnaît le juge. Mais il se réjouit qu’à la galerie, ces temps-ci, il n’y ait pas de melon, de mec qui se la raconte
.
En 1986, les juges n’étaient que trois, sous le haut patronage de Jean-Louis Bruguière, aussi prestigieux et critiqué que cette justice d’exception. Intimement associé à cet endroit, le juge y reste vingt ans. C’est Bruguière qui a instillé l’atmosphère et l’image de cette galerie
, rappelle un habitué des lieux, l’avocat Arié Alimi. C’était le temps des papas
, résume notre juge anonyme. Et des grosses personnalités.
J’ai repris le cabinet de mon collègue Gilles Boulouque qui s’était tiré une balle dans la tête. C’est ainsi que je suis devenue juge d’instruction en matière de lutte antiterroriste.
Plusieurs magistrats d’expérience, masculins, se succèdent assez rapidement aux côtés de Bruguière jusqu’à l’arrivée de Laurence Le Vert, en 1990. Devant une commission d’enquête parlementaire, la magistrate qui ne parle jamais à la presse consent à raconter son arrivée en des termes choisis : J’ai repris le cabinet de mon collègue Gilles Boulouque qui s’était tiré une balle dans la tête. C’est ainsi que je suis devenue juge d’instruction en matière de lutte antiterroriste.
Spécialiste des dossiers basques, Laurence Le Vert bat tous les records de longévité au pôle antiterroriste, où elle restera jusqu’à sa retraite… en juin 2016. La légende veut que la magistrate ait préféré conduire ses derniers interrogatoires plutôt qu’organiser un pot de départ.
Dans l’ombre de Bruguière, naît une troisième figure de la galerie : Jean-François Ricard, arrivé début 1995, qui va instruire l’attentat du RER Saint-Michel. Gilbert Thiel arrive en renfort la même année. Il complète une « bande des quatre » dont le huis clos intranquille dure huit ans. Les juges se chicanent, surtout Thiel avec les trois autres, et leurs conflits avec le parquet s’étalent dans Le Monde. C’est l’époque du GIA, de l’ETA et des très politiques affaires corses, qui culminent avec l’assassinat du préfet Claude Érignac en 1998.
Le 11 septembre 2001 change le paradigme. Quinze ans avant le jihad en Syrie, la justice française s’intéresse alors à ceux qui reviennent d’Afghanistan. Comme Kamel Daoudi, mis en examen puis condamné à six ans de prison pour « association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste ». Il lui était reproché son voyage en Afghanistan (qu’il a toujours reconnu) et son implication supposée, avec Djamel Beghal, dans un projet d’attentat contre l’ambassade américaine à Paris (qu’il a toujours nié).
Contraint et forcé de fréquenter la galerie Saint-Éloi de 2001 à 2005, Kamel Daoudi, désormais assigné à résidence dans le Tarn, en garde des souvenirs précis. Avec l’ironie érudite qui le caractérise, il surnommait l’endroit la galerie du conseiller spécial du roi Dagobert
et adressait ses courriers aux magistrats inquisiteurs
. Accompagné de grosses escortes de la gendarmerie ou du GIPN, à la queue leu-leu dans l’escalier en colimaçon
, il se souvient d’avoir eu l’impression d’être le taureau dans la chanson de Francis Cabrel, celui qu’on va se farcir à la corrida
. Kamel Daoudi s’est retrouvé à plusieurs reprises en face de Jean-François Ricard avec qui ça s’est toujours bien passé, sauf une fois
. Ses questions faisaient dix lignes et se terminaient par
Qu’est-ce que vous en pensez ?
Donc un jour, je lui ai demandé s’il avait terminé sa tirade, et il s’est un peu vexé.
Progressivement, la galerie Saint-Éloi, si perméable à l’actualité, s’étoffe. Les attentats servent souvent de déclencheur. Cinq juges en 2003, six l’année suivante… Il faut pousser les murs. Le ministère de la Justice se lance dans une restructuration qui fait gagner 210 m2. Cette année-là, le projet de loi de finances précise que le rapprochement du parquet […] devrait également permettre d’éviter de fastidieux déplacements (de l’ordre de 10 minutes à pied actuellement au sein du palais de justice)
. L’ancien magistrat de la galerie se souvient avoir été associé à cette rénovation
, clairement prévue pour un développement de la section, jusqu’à sept ou huit juges
. On a travaillé sur les plans, pour allier les conditions de travail et la sécurité. Il a fallu renforcer les sols du couloir pour qu’ils puissent supporter le poids des dossiers.
Les gouvernements successifs, maniant tantôt la carotte tantôt le bâton, augmentent les moyens de la galerie tout en menaçant de supprimer le juge d’instruction. Ouvertement, comme Nicolas Sarkozy en 2009, ou plus discrètement en accordant des pouvoirs supplémentaires au parquet, comme les gouvernements de gauche depuis.
Aujourd’hui, les magistrats antiterroristes savent qu’ils ne peuvent plus prétendre empêcher tous les attentats. Ils sont tout de même incités à intervenir de plus en plus tôt pour envoyer à l’ombre des mis en examen susceptibles de partir en Syrie ou de préparer une action terroriste sur le sol français. Les groupes séparatistes basques et corses, préoccupation majeure pendant des années, ont officiellement déposé les armes, et les nouveaux dossiers kurdes sont rares. À la galerie Saint-Éloi, les années qui viennent promettent d’être monopolisées par le jihad.