Mohamed Lamouri & Groupe Mostla, Underground Raï Love (Almost Musique). En concert mercredi 12 juin à la Maroquinerie à Paris.
Voici quelqu’un qui connaît la patience. Depuis qu’il a débarqué en France en 2003, l’Algérien Mohamed Lamouri attendait son heure pour trouver sa place dans la musique. Ce moment est enfin venu en cette année 2019 avec Underground Raï Love, un premier album à sa façon, bancal et touchant.
« Momo », tous ceux qui sont passés un soir par la ligne 2 du métro parisien le connaissent. Tout le monde a un jour levé les yeux de son téléphone, appelé par cette voix éraillée et grise où se niche toute la mélancolie de la scène raï algérienne des années 1980 et 1990. Percussionniste dans une chorale de sa ville de Tlemcen, il est arrivé en France pour un concert mais n’est jamais reparti, poussé par sa famille à tenter sa chance à Paris. Depuis, il vit en banlieue chez un oncle, traîne à Belleville. Il a essayé plusieurs boulots avant de se décider à chanter dans le métro, autour de 2005. Là, un synthé scotché de partout sur l’épaule, il reprend les Eagles (Hotel California) ou Michael Jackson (Billie Jean) en arabe et y ajoute des chansons de Cheb Hasni et de Cheb Nasro, deux figures du raï love cachées de ce côté-ci de la Méditerranée par les succès de Khaled et de Cheb Mami dans les années 1990.
Sur la ligne 2, la présence impassible de Mohamed Lamouri a tapé dans l’oreille de plusieurs professionnels de la musique au fil des années. Mais le garçon est encore plus décidé qu’il est sauvage et il a fallu la patience du label Almost Musique pour le convaincre d’enregistrer enfin ses chansons. Pour cela, Mohamed Lamouri a travaillé pendant plusieurs années pour se défaire de sa solitude instrumentale et se fondre dans un groupe constitué d’une partie d’Aquaserge, un collectif venu de Tarnac qui prend appui sur les musiques de film des années 1970 autant que sur le rock psychédélique. Ensemble, ils fabriquent désormais un raï synthétique et cotonneux qui n’oublie pas d’être encore un peu kitsch, avec descentes de gammes orientales au clavier et effets clinquants.
Cheb Hasni, Baïda mon amour
Le premier album de Mohamed Lamouri donne l’occasion de replonger dans les complexes années 1990 algériennes et notamment dans la carrière de Cheb Hasni, dont il reprend pas moins de quatre chansons dans Underground Raï Love : Baïda mon amour, Sbart Ou Tal Adabi, Jamais Nensa Le Souvenir et Matebkich.
Hasni Chakroun, né en 1968 à Oran et assassiné en 1994 dans sa ville, reste aujourd’hui encore l’un des symboles artistiques de la décennie de violences qu’a alors traversée l’Algérie, quand l’armée et une succession de groupes islamistes faisaient régner la terreur à coup d’assassinats et d’enlèvements. Dans ce contexte sanglant, le raï, la musique populaire du moment, est vite apparu comme un havre de luxure insupportable pour les extrémistes, poussant beaucoup d’artistes à quitter le pays – pour la France notamment, comme Cheb Khaled – ou à arrêter de chanter. Cheb Hasni a continué…
Pourtant, la musique du « rossignol du raï » n’était pas la plus revendicative. Avec des chansons tendres faites d’appels à ses amours déçues, Hasni explorait le recoin le plus sentimental de cette musique qui atteignait alors son apogée créative. C’est ce qui lui a valu une place toute particulière dans le cœur des Algériens, qui trouvaient chez lui une échappatoire à l’ambiance noire du pays. Mais l’amour n’est jamais déconnecté de la société, comme le chantait Hasni dans El Visa, gros tube populaire de l’année 1992 : « J’avais décidé de rejoindre ma bien-aimée / Honte à vous, vous m’avez peiné / Vous avez été jusqu’à me priver du visa / Vous voulez ma mort ou quoi ? / Je vais me saouler et tout casser. » Anodin vu de 2019, explosif dans un pays refermé sur lui-même.
Le 29 septembre 1994, Cheb Hasni sortait d’un studio à Oran lorsqu’un homme se faisant passer pour un fan lui a tiré dessus à bout portant et de s’enfuir. Le Groupe islamique armé a revendiqué l’assassinat mais l’enquête n’a jamais abouti. Vingt-cinq ans plus tard, la musique de Cheb Hasni continue à irriguer la pop algérienne comme celle de la diaspora, à commencer par celle de Mohamed Lamouri, improbable ambassadeur qui vient rappeler que même la musique la plus kitsch et romantique qui soit peut être politique.